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DévianceSûreté d'entreprise

Le directeur sûreté, grand-prêtre d’une religion primitive

Que fait le directeur sûreté dans une entreprise ? Que recouvre le terme de sûreté ? Le mot de sûreté est-il le plus adapté à décrire ce que font ceux qui s’en réclament ? Ces questions n’ont toujours pas trouvé de réponse malgré les colloques, réunions et débats relatifs à la sûreté et son directeur. La sûreté d’entreprise peine à se définir, et donc à convaincre malgré les affirmations relatives à son aspect stratégique pour l’entreprise.

Mais comme on ne sort de l’ambiguïté qu’à des dépens (cardinal de Retz), certains estiment vraisemblablement qu’un mauvais statu-quo vaut mieux qu’une bonne définition et qu’il n’est pas de problème qu’une absence de décision finisse par résoudre (Queuille).

Certes, mais tout cela s’effectue au détriment de la profession et de son avenir, car si on ne définit pas précisément le métier, ni ce dont il s’agit, le recrutement de talents sera difficile.

C’est pour cela qu’il me semble tout-à-fait justifié d’affirmer que le directeur sûreté, tel qu’il exerce dans la majorité des cas, agit comme le grand-prêtre d’une religion primitive.

Source

De quoi s’agit-il ?

Pourquoi la sûreté est une religion primitive

Définition

Gabriel Martinez-Gros, dans La traîne des empires. Impuissance et religions estime que les trois grandes religions actuelles (christianisme, islam et bouddhisme) sont la conséquence de la désagrégation du pouvoir des empires, et qu’avant l’avènement de ces religions marquées par la recherche de la vérité, régnaient des religions de l’efficace dont les caractéristiques principales étaient leur non-universalité et leur maîtrise de certaines situations dans lesquelles il fallait qu’un intermédiaire avec la divinité effectue un rituel précis : « L’acte rituel ne peut être confié à tous. Il exige un geste sacerdotal et une heure choisie (le kairos des Grecs) qui convoquent les dieux au moment propice, dans la fenêtre de temps où ils sont accessibles et vulnérables, et les ouvrent aux demandes des humains qui les sollicitent comme un fidèle serviteur aborde son maître repu et satisfait. » (op. cit. P 21)

La sûreté n’étant pas à visée métaphysique, en quoi peut-elle être comparée à une telle religion ?

La non-universalité

Les entretiens avec des praticiens confirment le caractère non universel de la sûreté. Tous s’accordent à dire qu’elle dépend fortement de son directeur, et que deux sûretés d’entreprise ne sont pas comparables. Ils reconnaissent également que tout le monde ne peut exercer la sûreté, et qu’elle ne s’enseigne pas.

De plus, cette singularité poussée à l’extrême est revendiquée. Cela se remarque par l’absence de définition d’un socle commun à toutes les sûretés, et par les échanges autour de bonnes pratiques. Comme tout est singulier, on ne peut effectivement partager que des bonnes pratiques, trucs et astuces en tout genre.

Des situations toujours particulières

Les entretiens révèlent également que les praticiens sont le plus souvent appelés à agir dans des situations qui sortent de l’ordinaire de l’entreprise. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils ont été recrutés, parce que, d’une manière générale, l’entreprise ne sait pas ou mal gérer les situations sortant de l’ordinaire. Et c’est également pour cela qu’afin d’être légitimes, ils doivent développer tant leur légitimité d’usage que celle d’exception.

Le refus des travaux scientifiques

Confirmant le parallèle avec une religion primitive, nous pouvons remarquer que la sûreté se tient à l’écart des travaux universitaires qui, eux, visent à l’universalité notamment du fait de leur ouverture à une large critique. Ils sont le plus souvent ignorés par les associations de professionnels qui se concentrent sur les bonnes pratiques. Pourtant, que dirait-on d’un biologiste ou d’un médecin négligeant les avancées de leur science ? Ils seraient très vraisemblablement raillés et montrés du doigt puisque leur savoir est universel et peut s’enseigner.

Un grand-prêtre comme dirigeant

La sûreté continue de cultiver son caractère de religion primitive avec, à son sommet, un grand-prêtre au profil estimé inatteignable par le commun des mortels. Un article de Challenges nous apprenait en effet au début de l’été que l’ex patron des opérations de la DGSE, l’ex directeur de l’ordre public à la préfecture de Paris et l’ex directeur du renseignement militaire auraient trouvé ou chercheraient un poste de directeur sûreté d’une entreprise du CAC 40. Depuis, l’ex patron de la DRSD a aussi été embauché par une entreprise du CAC 40. En recrutant ainsi ce qui leur semble être la crème de la crème en matière de sûreté, les dirigeants d’entreprise ont une attitude comparable à celui qui remet son destin à une personne réputée inatteignable par le mauvais sort.

Preuves supplémentaires s’il était besoin, certains praticiens affirment que protéger le patron entre dans leurs attributions, et les récents trophées de la sécurité ont consacré un « directeur sûreté de l’année », mais sans préciser les critères de choix.

Embaucher comme directeur sûreté un général à la retraite ou un ex « grand flic » (pour reprendre des termes de ce microcosme) est-il gage de succès ? Sont-ils en effet immédiatement efficaces et légitimes dans un environnement nouveau ? Les mérites acquis durant leur précédente carrière sont-ils le meilleur gage de leur bonne adaptation et efficacité dans l’entreprise ? Il semble plutôt que, ce faisant, l’entreprise considère elle aussi la sûreté comme une religion primitive : « Comme le soldat dans un champ de mines, la société rituelle de l’efficace place ses pas dans ceux de ses devanciers, et perçoit le danger mortel de la moindre déviance. » (op. cit. p 25)

Comment en sortir

L’affirmation du caractère stratégique de la sûreté se défend, mais ressemble parfois à de la pensée magique : comment peut-elle être stratégique si elle est une religion primitive ?

Ce caractère de religion primitive est également noté par des observateurs extérieurs à ce milieu, même si le terme employé diffère, comme l’illustre La trilogie de l’emprise de Marc Dugain et le film Merci patron de François Ruffin.

Devenir universelle

Pour sortir de ce carcan que constitue la religion primitive, la sûreté n’a d’autre choix que de devenir universelle.

Cela signifie qu’elle doit se conceptualiser, se théoriser, se définir, si nécessaire définir un nouveau vocable sous lequel elle exercera, bref suivre en grande partie les recommandations d’une thèse en sciences de gestion dont les associations professionnelles n’ont, semble-t-il, pas pris connaissance.

Devenir universelle c’est également s’ouvrir à la critique en ouvrant notamment ses colloques à des chercheurs s’intéressant à ce domaine, et en y autorisant les prises de parole du public.

S’enseigner

Une des caractéristiques de la sûreté est que, pour l’instant, elle ne s’enseigne pas ou peu. La profession, notamment par le biais de ses associations, doit donc faire un effort de construction de formations adaptées aux différents niveaux de responsabilité dans l’exercice de la sûreté.

Cette transmission par la formation n’est pas contradictoire avec le fait que la sûreté est un métier phronétique. La formation concernerait le socle de savoirs indispensable à tout praticien de la sûreté. Par la suite, l’exercice distinguera les praticiens entre eux, mais l’enseignement des bases de la sûreté est possible, tant à l’université que par des formations internes. Ce faisant, la sûreté sortira de la simple transmission orale entre sachants.

Si un tel effort n’est pas produit, la sûreté connaîtra le même sort que les religions primitives : « Car les religions de l’efficace sont inopérantes hors des lieux, des temps, des gestes précis qu’elles exigent. Elles meurent de leur complexité, balayées par la simplicité, l’uniforme abstraction et l’universalité des religions historiques. » (op. cit. p 33)

Conclusion

Que les praticiens et les associations se rassurent, cette mort ne semble pas imminente, et la sûreté telle qu’elle existe a encore de beaux jours devant elle. Mais il serait étonnant qu’à force de répéter que le monde se complexifie et devient de plus en plus dangereux, les chefs d’entreprise se satisfassent longtemps d’avoir comme directeur sûreté une personne qui ne l’a jamais étudiée et ne sait transmettre sa substance.

Notons également qu’au même moment, la science forensique se structure et se construit, et sera bientôt en mesure de répondre aux besoins des entreprises qui souhaitent construire un service forensique. Or, comme la sûreté et la forensique ne sont pas disjointes, se posera un jour la question de savoir quel chef de service coiffera l’autre.

Gageons alors qu’à ce moment sonnera le réveil des praticiens de la sûreté et de leurs associations. Peut-être un peu tard.

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