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La rencontre des sciences de gestion et de la forensique

Il y a peu, une tempête a éclaté aux USA, plus particulièrement au Colorado : la “généticienne star” du laboratoire d’investigation de l’État a été convaincue de manipulation de données dans des centaines de cas pendant plusieurs décennies. Quelques semaines auparavant, le bureau du sheriff du comté de Weld, dans le même État du Colorado a rencontré quelques problèmes avec une généticienne (tiens donc !). Les explications manquent à ce stade, car l’avocat de Woods déclare qu’elle n’a pas falsifié des correspondances de profils mais qu’elle n’a pas respecté les procédures qualité en vigueur. Le communiqué du Colorado Bureau of Investigations (CBI) expose pour sa part que Woods a manipulé des données lors du processus de test ADN, publiant des résultats de test incomplets dans certains cas. Le même communiqué nous apprend que l‘équipe d’analyse ADN du CBI a identifié les types de manipulation suivants dans le travail de Woods : 

  • Données supprimées et modifiées masquant la falsification des contrôles par Woods 
  • Données supprimées masquant l’incapacité de Woods à résoudre les problèmes au cours du processus de test
  • N’a pas fourni une documentation complète dans le dossier du cas concernant certains tests effectués

Ces manipulations semblent avoir été le résultat d’un comportement intentionnel de la part de Woods. (…) Selon les politiques et procédures du CBI, Woods aurait dû effectuer des tests supplémentaires pour garantir la fiabilité de ses résultats dans ces cas concernés. Le CBI a un degré élevé de confiance dans ses analystes et dans l’intégrité de ses laboratoires, et le niveau de surveillance continue est élevé. Bien qu’il faille sauver les meubles et éviter la panique, ces déclarations sont néanmoins surprenantes : comment une organisation a-t-elle pu laisser sa star manipuler des données pendant des années et affirmer qu’elle a un “degré élevé de confiance” dans ses analyses et laboratoires ?

Mauvaise nouvelle néanmoins pour le Colorado car 652 cas au moins devraient être revus, et nombre de détenus emprisonnés grâce à l’apport des analyses ADN menées ou supervisées par Woods ont déjà demandé un réexamen de leur cas. Pour le scientifique, cette affaire présente plusieurs intérêts. Elle nous fait tout d’abord nous interroger sur la “reine des preuves” à savoir l’ADN, sur le culte des stars et personnes exceptionnelles ensuite, et enfin sur l’organisation elle-même.

Source

L’ADN, la reine déchue

La première réflexion porte sur l’ADN, considéré par beaucoup comme la “reine des preuves”, l’emploi de ce terme ne pouvant que susciter une certaine perplexité. Souvenons-nous qu’auparavant, l’aveu était la reine des preuves et peu importait la façon dont il était obtenu. L’affaire du Colorado nous montre les mêmes errements, mais actualisés au vu du développement scientifique : il semble que pour certains tribunaux, l’existence de l’ADN du présumé coupable suffise pour le condamner. Cette incompréhension de la forensique et de la génétique soulève plusieurs questions :

– les juges n’ont-ils pas compris que la présence d’un ADN sur une scène ne signifie pas que son propriétaire est nécessairement l’auteur du crime (la source ne présume pas l’action) ?

– sont-ils à ce point si peu sûrs d’eux qu’il leur faille un expert derrière lequel s’abriter si l’affaire tourne mal (remarquons qu’il n’est question dans ces affaires que de l’expert et non des juges, comme si ces derniers n’étaient que les greffiers des experts) ?

– quelle est leur compréhension de la science en général et au tribunal en particulier ?

– puisqu’ils ont admis des résultats falsifiés, comment avoir encore confiance en eux et dans les experts qu’ils citent au tribunal ?

Accuser l’ADN, la science et les experts est une solution bien facile pour ne pas assumer ses responsabilités, que ce soient celles de la cour ou celles des organisations telles que les laboratoires et organismes de contrôle. Quant aux experts, ils diront que Woods était une brebis galeuse, une louve solitaire, une erreur de casting, ce qui les exonérera de répondre à la question : comment se fait-il qu’un laboratoire puisse émettre autant de faux résultats sans que personne ne s’en rende compte ? Il n’est d’ailleurs pas déraisonnable de penser que l’affaire du comté de Weld (cf. supra) soit une “réplique” de l’affaire Woods. Quis custodiet ipsos custodes ?

Cette affaire nous montre la fascination des juges pour l’ADN, preuve unique emportant tout sur son passage. Elle illustre bien qu’ils ne comprennent pas la science et se servent des paroles et démonstrations de l’expert pour donner plus d’assise à leurs croyances, ce qui semble paradoxal. Ce faisant, ils rendent un bien mauvais service tant à la science qu’à la justice.

Stars et surhommes

Le deuxième point intéressant réside dans la façon dont Yvonne Woods est présentée : la star de l’ADN ! Tout est dit dans cette expression : Woods était infaillible et sa parole, telle celle d’un oracle, ne pouvait être mise en doute quand bien même elle restait mystérieuse. Moderne Pythie, elle ne pouvait être capable d’aucune malversation car infaillible, les seuls faiblesses résidant dans l’interprétation de ses paroles par des profanes. Loin de ce culte de l’infaillibilité ou du surhomme (tel qu’il existe en France), souvenons-nous de ce qu’écrivait Soljenitsyne “la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme. Et qui ira détruire un morceau de son propre cœur ?” (l’Archipel du goulag, tome 1, p 128) montrant ainsi que chacun, quand bien même il serait adulé, est capable du pire. Woods est tombée de son piédestal et tout le monde se rend compte qu’elle n’était pas extérieure au genre humain mais lui appartenait. Comment expliquer que sa dérive ait pu avoir lieu ?

Il existe quelques éléments de compréhension assez simple. La génétique est suffisamment complexe pour que les non experts opinent à tout ce que leur dira un expert, de quelque niveau qu’il soit, afin de ne pas passer pour un béotien : tout plutôt que d’avouer son incompréhension… Dans l’une de ses œuvres, Deniau cite l’anecdote succulente de Giscard déclarant lors une réunion européenne que la courbe qui nourrissait les discussions était une lemniscate de Bernoulli, à la grande admiration de tous. De retour chez lui, Deniau vérifia les dires du polytechnicien et se rendit compte qu’il avait mené tout le monde en bateau. La fascination pour la science et son incompréhension amène à des attitudes peu rationnelles…

Le problème de la star (ou du surhomme) est que sa présence interdit toute réflexion : qui donc oserait contredire la star ? En son temps, Lyautey déclarait “quand j’entends des talons qui claquent, je vois des cerveaux qui se ferment”. Nous pouvons l’actualiser en “quand on admire une star, le cerveau se déconnecte”. La justice mérite mieux que des déconnections régulières du cerveau des juges, surtout lorsqu’il s’agit de priver des personnes de leur liberté. En 2014, Sheila Willis déclarait “Well-trained knowledgeable people are key in ensuring quality. It may not be that an agreed level of education is established but it is vital that the knowledge and understanding of forensic scientists include a competence in statistics and probability”. Cette recommandation peut aisément être transposée au monde juridique (juges, avocats).

Et l’organisation ?

Regardons enfin cette affaire sous l’angle plus particulier des sciences de gestion afin d’en tirer d’autres leçons.

Elle intervient 14 ans après la publication du NAS report de 2009 qui traitait de la science forensique. On trouve dans ce rapport 13 recommandations dont la n°4 est “To improve the scientific bases of forensic science examinations and to maximize independence from or autonomy within the law enforcement community, Congress should authorize and appropriate incentive funds to the National Institute of Forensic Science (NIFS) for allocation to state and local jurisdictions for the purpose of removing all public forensic laboratories and facilities from the administrative control of law enforcement agencies or prosecutors’ offices”. Au vu du cas du Colorado, cette recommandation était-elle bien pertinente ? Un laboratoire peut-il se contrôler lui-même et laisser ainsi ses commanditaires dans l’ignorance de ce qu’il fait ? L’absence de contrôle par les forces de l’ordre ou les magistrats n’encourage-t-il pas ces derniers à considérer le laboratoire comme une boîte noire, moderne terme pour désigner l’oracle infaillible ?

L’affaire Woods apporte un éclairage intéressant à la recommandation 7 : “Laboratory accreditation and individual certification of forensic science professionals should be mandatory, and all forensic science professionals should have access to a certification process. In determining appropriate standards for accreditation and certification, the National Institute of Forensic Science (NIFS) should take into account established and recognized international standards, such as those published by the International Organization for Standardization (ISO). No person (public or private) should be allowed to practice in a forensic science discipline or testify as a forensic science professional without certification. Certification requirements should include, at a minimum, written examinations, supervised practice, proficiency testing, continuing education, recertification procedures, adherence to a code of ethics, and effective disciplinary procedures. All laboratories and facilities (public or private) should be accredited, and all forensic science professionals should be certified, when eligible, within a time period established by NIFS.” Le laboratoire de Woods était très vraisemblablement accrédité, mais cela n’a visiblement pas suffi à la préserver des erreurs intentionnelles. Si l’on veut davantage de détails sur les dangers de la sacralisation de l’accréditation des laboratoires, il est loisible de se référer aux pages 92 à 97 du livre d’Olivier Ribaux De la police scientifique à la traçologie (disponible en lecture libre via ce lien) qui les expose clairement.

Les recommandations de l’académie des sciences américaine n’ont visiblement été que partiellement mises en œuvre, l’affaire Woods en étant la démonstration. Cette triste affaire montre aussi qu’il ne suffit pas de rédiger des recommandations, encore faut-il les mettre en œuvre. Elle montre enfin que, si cela avait été oublié, toute politique publique doit être évaluée afin de s’assurer qu’elle produit bien les effets escomptés. Dans le cas contraire, il convient de la modifier. Quand l’académie des sciences américaines procèdera-t-elle à un audit des recommandations qu’elle a émises il y a 15 ans maintenant ?

Conclusion

Plusieurs éléments peuvent être retenus de cette affaire. Le premier est qu’elle fait tout d’abord déchoir l’ADN de son trône de reine des preuves. Pour paraphraser un célèbre philosophe, il ne suffit pas de bondir sur une chaise en criant “l’ADN, l’ADN” pour emporter la conviction du tribunal. L’interprétation des résultats d’une expertise, même d’ADN, doit être débattue en cour pour s’assurer qu’elle est valide.

Encore faut-il pour cela que les parties au procès soient formées à ce type de débat. Il ne s’agit pas d’en faire des experts de toutes les disciplines scientifiques, mais il est utile que les juges et avocats comprennent comment un résultat scientifique est obtenu, et surtout comment il peut être interprété. Woods a pu duper les juges car elle leur fournissait ce qu’ils avaient envie de croire, enrobé d’un zeste de science suffisamment incompréhensible pour sembler inattaquable. Les avocats n’y ont vu que du feu car ils ne comprennent pas la phase délicate de l’interprétation des résultats d’une expertise, préférant encore se focaliser sur le résultat.

L’affaire Woods pose aussi la question de la place de la qualité dans un laboratoire d’analyses. Le NAS report de 2009 en avait fait un de ses chevaux de bataille, nous pouvons en voir les résultats 15 ans après. Si l’accréditation est nécessaire, elle ne peut suffire pour sceller les résultats de l’infaillibilité.

Enfin, on ne peut que s’étonner du temps qu’il aura fallu pour mettre au jour les malversations de Woods. Comment se fait-il qu’elle ait pu falsifier ses résultats pendant au moins 15 ans puisque le communiqué du CBI affirme que À l’heure actuelle, 652 cas ont été identifiés comme étant affectés par la manipulation des données de Woods entre 2008 et 2023 ? Personne ne l’a contrôlée ? Personne ne s’en est aperçu ? A moins que nous ne soyons, encore une fois, face à une manifestation de la normalisation de la déviance (voir ce billet, cet autre et aussi celui-ci). Rappelons que la normalisation de la déviance est, comme l’explique Becker dans Faire preuve. Des faits aux théories (2014, présentation ici), l’acceptation collective d’un scénario non conforme, comportant une possibilité connue de problème grave (p 23) (c’est moi qui souligne). Ce serait faire injure à Woods de penser qu’elle n’a jamais eu conscience des falsifications dont elle se rendait coupable et de leurs conséquences. Mais tant que cela passait, elle continuait. Qu’aurait-il alors fallu faire ? Il est probable que la formation à l’interprétation des résultats de toutes les parties au procès aurait fait surgir des doutes.

Et comme ce n’est toujours pas fait, le chantier demeure. Reconnaissons cependant qu’il est plus confortable d’entretenir son ignorance et d’accuser l’expert lorsque la décision rendue est contraire au déroulement effectif des faits.

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