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Intelligence économique

Le triste état de l’IE

Un tel titre peut sembler provocateur, mais nous pouvons constater qu’après une période d’euphorie certaine suite à la publication, non du rapport Martre (1994) mais des rapports Carayon (2003 et 2005), durant laquelle un véritable feu d’artifice d’IE eut lieu, le soufflé est retombé. À l’époque, il fallait s’afficher aficionado de l’IE, mais notre époque se veut bien plus discrète sur ce sujet. En effet, les déconvenues semblent plus nombreuses que les succès, même si certains de ces derniers peuvent, à dessein, demeurer cachés.

 

Source

Pourtant, nous ne saurions affirmer qu’il n’y a pas eu d’avancées notables en IE.

Au premier rang de ces avancées, constatons que nul praticien ne peut exercer sans avoir à sa disposition au moins une définition de l’IE. Alain Juillet, du temps où il était HRIE, en donna une : il s’agit de la maîtrise et de la protection de l’information stratégique utile pour tous les acteurs économiques. À côté de celle-ci, synthétique, et afin de manifester la spécificité française, de nombreux auteurs en sont allés de la leur. Plus ou moins longues et plus ou moins précises, les définitions de l’IE abondent maintenant. Il est possible d’en trouver quelques unes ici et . La passion française du débat et de la contradiction s’y exprime à plein.

À l’abondance de définitions nous pouvons également ajouter la décomposition de l’IE en trois « facteurs premiers » : protection, veille et influence. L’avantage de cette décomposition sur les pléthoriques définitions de l’IE est qu’elle est unique et semble donc acceptée par tous. Ce n’est pas un mince affaire chez les Gaulois.

Il ne faudrait cependant pas estimer que cette situation est suffisante. Carayon l’avait noté en son temps (pas si lointain quand même) « la France a comblé son retard conceptuel en IE. » Certes, mais à côté de la conceptualisation, la pratique peut laisser parfois à désirer.

Le cas d’Alstom est emblématique des échecs de la mise en œuvre de l’IE. Même si le PDG de l’époque estimait que la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric était la meilleure solution pour l’entreprise, le récent rachat (ou volonté de rachat) d’une partie de ce qui a été vendu à General Electric laisse songeur.

D’autres cas peuvent faire rager les praticiens de l’IE. Le feuilleton Photonis a été long à se résoudre, et le rachat d’entreprises françaises par des fonds étrangers montre également qu’il ne suffit pas d’avoir comblé son retard conceptuel pour jouer « à armes égales ».

Un positionnement à clarifier

Un autre exemple, purement national, montre que l’IE a encore du chemin à parcourir. En 2003, Alain Juillet a été nommé Haut Responsable de l’IE en France par décret. Il tint son poste jusqu’en mai 2009, où un décret mit fin à ses fonctions sans que son successeur ne fut nommé alors qu’il semblait que 2 noms circulaient à l’époque. Las, ce fut un troisième larron qui devint délégué interministériel à l’IE en septembre 2009, après une vacance de quelques mois qui n’augurait rien de bon quand à la prise en compte de l’IE. Quittant son poste en mai 2013, il fut remplacé par Claude Revel de juin 2013 à juin 2015, laquelle fut, dit-elle, éjectée pour avoir trop marché sur les plates-bandes de Bercy. Remarque non démentie semble-t-il, qui nous permet de nous rendre compte que le travail de groupe, indispensable à l’IE, en prend pour son grade. Et depuis le départ de Claude Revel, nous avons un service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE) rattaché à la DGE du ministre de Bercy. On peut ne pas être très à cheval sur le rang protocolaire, mais on peut aussi se demander si cette rétrogradation hiérarchique n’est pas symptomatique du peu d’intérêt pour l’IE. À titre de comparaison, le délégué interministériel à la sécurité routière existe depuis 1972 même s’il était à l’époque délégué à la sécurité routière, l’interministérialité venant avec le décret n°82-355 du 21 avril 1982 modifiant le décret n°75- 360 du 15 mai 1975 relatif à au comité interministériel de la sécurité routière. Remarquons que l’intitulé n’a pas été modifié depuis 1982.

Des problèmes institutionnels

La « chasse en meute » est souvent citée comme nécessaire à la mise en œuvre de l’IE, mais le récent livre d’Isabelle Giordano Un trésor français nous apprend que la question du chef de meute et de sa préséance sur les autres est un non-dit perpétuel. En effet, après avoir déploré « au lieu de fédérer nos forces, nous nous obstinons à travailler en silo plutôt que de chasser en meute comme le font nos voisins européens » (p 21), elle avoue que la remise des prix du « French cinema award » (notons au passage l’indispensable usage de l’anglais…) eut lieu la première fois dans les locaux du ministère des Affaires étrangères et l’année suivante dans ceux du ministère de la Culture « car les susceptibilités sont parfois exacerbées entre le Quai d’Orsay et la rue de Valois » (p 120).

Elle cite également (mais rapidement) Besson estimant qu’une des causes de l’immobilisme français est « trop de réglementation, trop de normes » (p 73).

Des rigidités intellectuelles

À ces problèmes institutionnels s’ajoutent des rigidités intellectuelles. « Pour être influent, il faut s’adapter » écrit-elle en citant Isabelle Mas (p 77), soulignant de facto que l’adaptabilité est effectivement la base de l’influence, démarche où l’influenceur va chercher celui qui sera influencé. Il lui faut donc savoir paraître séduisant ou, pour le moins, attrayant.

Ajoutons à cela le fait que l’IE se caractérise aussi par la circulation de l’information, ce qui va à rebours du célèbre knowledge is power adage que nous sommes priés de croire dépassé, bien évidemment.

Conclusion

Ce rapide billet montre, si besoin était, que l’IE ne fonctionne correctement que lorsque l’État et les entreprises travaillent de pair. Nous en déduisons alors que chacun a encore du pain sur la planche pour passer du solo à un duo souvent plus exigeant car devant prendre en compte l’autre acteur.

Il est cependant triste de se rendre compte que le constat est encore le même depuis les rapports Carayon. Oui, les retards conceptuels sont comblés, mais la mise en pratique tarde à venir. Elle n’aura lieu que lorsque chaque camp aura d’abord réglé ses problèmes internes puis décidé de lever les excommunications pesant sur l’autre, les privés étant forcément des mercenaires sans souci de l’intérêt national, les fonctionnaires étant pour leur part tous des fainéants.

Ceci fait, il sera temps alors de remédier au constat fait par Anaïs Voÿ-Gillis à propos des stratégies de filières industrielles mais valable également pour l’IE : « Beaucoup d’outils disponibles, mais peu d’ambitions collectives définies ».

2 réflexions sur “Le triste état de l’IE

  • GOSSART V

    Bonjour mon Colonel
    Cher Philippe,

    Merci pour ce billet.
    Permettez moi d’y revenir.

    Selon moi, un élément est manquant à votre analyse sur le triste Etat de l’IE.
    Je pense que le décret de 2019 est un élément fort.
    Car dans ce paysage incertain et fluctuant que vous décrivez, le cap a été fixé depuis. C’est une avancée importante.
    Une perspective est ainsi définie.

    “Par le décret n° 2019-206, signé par le Premier ministre Edouard PHILIPPE, publié le 21 mars 2019 relatif à la gouvernance de la politique de sécurité économique. Il a pour objectif au travers de ces 6 articles, la refonte du cadre juridique et institutionnel de la politique de sécurité économique, la consolidation du rôle interministériel du commissaire à l’information stratégique mais également la clarification des missions du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques.
    Huit ministères sont concernés.(…)”

    Une seconde perspective à mes yeux est celle de la proposition de Loi n°489 du 25 mars 2021 portant sur la création d’un programme national d’intelligence économique, proposition présentée par la sénatrice MN LIENEMAN avec le soutien de l’EGE.

    Qu’en pensez vous ?
    Bien cordialement
    VG

    Répondre
    • phdbzh

      J’ajouterai à tout ce que j’ai déjà écrit, que le problème de l’IE vient que, maintenant, elle est davantage considérée sous son aspect “sécurité économique”, le reste passant à la trappe puisqu’on apprend sur le site du SISSE : Le Sisse est chargé d’animer, sous l’autorité du Commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économiques (également Directeur général des entreprises), la politique de sécurité économique française. (cf. https://sisse.entreprises.gouv.fr/fr/qui-sommes-nous).
      Tous les décrets possibles n’y changeront rien, ou plutôt ils montreront que tout cela ressemble fort à la mise en œuvre de l’hypocrisie organisationnelle.

      Répondre

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