Ce que la guerre dit aux organisations
Il est courant, mais illusoire, de considérer que le management militaire peut être transposé sans problèmes aux entreprises. Cela ne signifie cependant pas que les armées n’ont rien à enseigner aux entreprises. Au contraire, leur confrontation à des situations extrêmes (crises, guerres) en font d’excellents laboratoires d’organisation, ce terme étant à prendre dans ses deux acceptions : comment se crée une organisation et comment l’organisation fonctionne.
En observant les guerres, le chercheur peut y puiser des éléments utiles à toute organisation, quels que soient sa taille et son secteur d’activité, car les guerres sont une confrontation, certes brutale, au réel, mais une confrontation qui ne peut être refusée.
Les lois de l’organisation
L’observation de différents moments de la vie des organisations permet de remarquer des constantes que l’on peut traduire en lois, à savoir un rapport nécessaire, constant et expérimentalement vérifié entre les phénomènes de la nature (dictionnaire de l’Académie française).
La première est celle de l’entrainement : l’entrainement (ou la préparation) conditionne l’exécution. Autrement dit, à la guerre, on combat comme on s’entraine, ce qui montre implicitement l’importance de la formation initiale et continue avant d’envoyer ses troupes en première ligne.
Cette loi a été confirmée au début de la guerre en Ukraine par la présence d’interminables colonnes de chars russes immobilisés, à touche-touche et à découvert sur une route, ne devant leur survie qu’à l’absence d’artillerie ukrainienne digne de ce nom. Puis par la facilité avec laquelle, quelques jours après, les Ukrainiens ont anéanti des colonnes de blindés qui ne savaient pas manœuvrer. Elle est confirmée maintenant encore par les difficultés logistiques des deux camps.
Négliger la formation et l’entrainement finit ainsi toujours par se payer (EdF devant faire appel à des soudeurs venant des USA pour la maintenance de ses centrales nucléaires en est l’illustration), même si d’autres paramètres permettent de faire temporairement illusion, tel le nombre pour l’armée russe.
De cette loi nous concluons qu’il serait sain de s’interroger lorsque les résultats d’un exercice sont bons, de se demander si les chefs de dispositif ont également été soumis à cet exercice et évalués dans leurs fonctions, si le retour d’expérience est pratiqué et si ses résultats sont pris en compte pour faire progresser l’organisation. Les mêmes questions doivent être posées lorsque les résultats d’une opération réelle n’ont pas donné satisfaction comme ce fut le cas de l’approvisionnement en masques lors de la pandémie ou de la finale de la coupe d’Europe au stade de France.
La deuxième loi est que la réalité est un crible au travers duquel passent l’organisation, sa politique et les hommes qui la composent, duquel ils sortent validés ou invalidés.
Ce fut le cas de l’armée russe dont la logistique et la capacité manœuvrière ont été mises en défaut dès le début de la guerre, ce qui ne lui a pas permis de conserver l’intégralité des gains territoriaux réalisés au début du conflit.
La réalité a ainsi deux effets possibles. Soit elle fait disparaitre l’organisation qui n’y est pas adaptée, soit elle la pousse à s’adapter et la fait progresser.
L’organisation est ainsi incitée à abandonner ce qui n’est pas nécessaire et ce qui n’est pas adapté à la réalité qui se manifeste à travers l’environnement. Ce qui explique la montée en gamme de l’armée ukrainienne, alors que sa valeur au début de l’offensive pouvait être mise en doute.
Le corolaire de cette loi est que toute organisation qui ne disparait pas suite à sa confrontation avec la réalité progresse et s’y adapte ne serait-ce que pour survivre.
La troisième loi est que l’absence de corps intermédiaire pose problème dans l’exécution des buts de l’organisation.
Le dirigeant doit disposer sur place de personnes qui ont compris ce qu’il voulait, sont en mesure de le faire appliquer et ce, jusqu’au niveau des exécutants. Si ces corps intermédiaires font défaut (absence ou lacunes dans la formation cf. la première loi), le dirigeant doit s’exposer en allant au plus près de ceux qui sont au contact pour faire appliquer ses consignes, perdant ainsi un temps qui serait surement mieux mis à profit différemment, voire s’exposant dangereusement.
Ainsi des visites sur le front des chefs militaires russes et leur fort taux d’attrition. Guerasimov en est l’illustration la plus pertinente puisque, depuis sa visite sur le front ukrainien jusqu’à ces derniers jours, son exposition médiatique a fortement diminué, laissant penser qu’il a pu être sérieusement blessé à cette occasion.
La quatrième loi complète la troisième : la subsidiarité est importante dans l’organisation, surtout lorsqu’elle affronte un environnement tourmenté ou hostile. L’expérience montre que l’absence de mise en œuvre de la subsidiarité réduit l’efficacité de l’organisation.
L’illustration en est l’absence d’initiatives prises par les échelons subordonnés au sein de l’armée russe, alors que son homologue ukrainienne, dont l’ossature initiale a pourtant été formée dans le même moule et selon la même doctrine, en regorge.
La cinquième est relative à la vérité. Mentir à ses chefs peut donner satisfaction pendant un temps, mais le mensonge finit toujours par se retourner contre l’organisation. Le CEMA français l’a rappelé dans son ordre du jour du 22 avril 2022 lorsqu’il évoquait l’échec de l’offensive russe qui se voulait éclair.
Cette loi est importante, mais les faits montrent qu’elle est rarement mise en œuvre de manière continue. La mettre en œuvre sans restriction reviendrait à suivre les préconisations de Soljenitsyne dans son discours de Harvard qui expliquait qu’il fallait renoncer au mensonge . Tous les dirigeants de toutes les organisations sont-ils prêts à renoncer au mensonge ? Sont-ils prêts à entendre la vérité à tout moment ? « La vérité est rarement douce à entendre ; elle est presque toujours amère » disait Soljenitsyne.
Ces lois nous montrent que la réalité est un facteur à prendre en compte lorsqu’on veut créer une organisation, et qu’entre la réalité et le rêve, la réalité finit toujours par gagner.
Les théorèmes de la direction de l’organisation
Outre ces lois, les guerres permettent de dégager plusieurs théorèmes relatifs à la direction des organisations, un théorème étant une proposition scientifique qui peut se démontrer (Acad. fr.).
Le premier est qu’en temps normal, une organisation promeut à sa tête des personnes qui lui ressemblent.
Démonstration. Lorsqu’une organisation est créée, elle est porteuse d’un message (une information) qui la caractérise et la différencie des autres organisations. Ainsi, des entreprises concurrentes peuvent réaliser le même produit, mais avec des intentions et méthodes différentes. Au fil du temps, l’organisation développe à partir de ce message son histoire, son cœur de métier et sa culture dominante. Ces trois éléments qui illustrent le message d’origine (ou son adaptation si cette dernière a été nécessaire) conditionnent la façon dont l’organisation agit en interne et externe. Sa pérennité est ainsi conditionnée par la préservation de l’intégrité de son message dans le temps. Il lui faudra alors choisir des dirigeants dont une des missions implicites consistera à préserver ce message.
De ce fait, les dirigeants de l’organisation auront toujours tendance à choisir des successeurs qui auront intégré ce message afin de la faire durer, et donc ressembleront à l’organisation. Voire leur ressembleront.
Le corolaire de ce théorème est que toute personne souhaitant parvenir au somment d’une organisation devra rassurer et séduire ses dirigeants pour prouver non seulement qu’elle n’attente pas au message initial mais qu’elle est capable de le faire durer dans le temps.
Le deuxième théorème de la direction d’une organisation est que, par dérogation au théorème précédent, lorsqu’une organisation traverse une période difficile, elle peut accepter de nommer à sa tête (ou s’adjoindre comme auxiliaire fort) une personne qu’elle avait initialement écartée de la course au sommet.
Démonstration. En application de la deuxième loi énoncée supra, la réalité peut mettre à mal l’organisation et la pousser à s’adapter afin de survivre. Si les dirigeants de l’organisation n’ont pu éviter cet écueil ou ne savent comment s’en sortir honorablement, arrive un moment où ils reconnaissent qu’ils n’y arrivent plus (cf. cinquième loi). L’échec quitte alors le rayon des hypothèses pour rejoindre celui des probabilités. Plus la probabilité de l’échec augmente, plus les dirigeants peuvent être conduits à tenter le tout pour le tout. D’où la nomination temporaire d’un dirigeant choisi hors du sérail ou d’un auxiliaire aux pouvoirs importants.
Ce fut le cas de Pétain dont le destin a changé avec sa résolution des mutineries de 1917, de Stirling en 1941 qui crée les SAS au profit de l’armée britannique bousculée par l’Afrikakorps de Rommel et obtient des moyens quasi-illimités, et plus récemment de Sourovikine pour les armées russes en Ukraine en 2022 alors qu’il avait été emprisonné lors de la tentative de putsch de Moscou en 1991. Pour les organisations civiles, nous avons l’exemple de 3M qui fit appel à Mc Nerney pour mettre en œuvre six sigma et redresser l’entreprise.
Corolaire de ce théorème, la réalité valide le management. S’il est d’usage d’affirmer qu’on apprend de ses erreurs, encore faut-il d’abord les reconnaitre. Or, au vu de la confusion des grandeurs chez les managers, ce point est loin d’être certain. La litote est souvent de mise chez ces derniers, et il n’est pas rare de les entendre affirmer « Je ne dirais pas que c’est échec, je dirais que ça n’a pas fonctionné. »
Le troisième théorème énonce que, lorsque la situation redevient normale, les dirigeants mis en place en application du théorème n°2 sont soit assimilés par l’organisation, soit remerciés.
Démonstration. Puisque l’organisation a été sauvée, c’est que son message initial a été validé par l’épreuve du temps, le seul problème ayant officiellement été sa mise en œuvre. Les temps difficiles étant passés, il est possible de revenir à un fonctionnement normal. Le dirigeant nommé pendant la période exceptionnelle a donc le choix de s’inscrire dans le prolongement du fonctionnement de l’entreprise ou de partir, car il n’incarne pas assez le message d’origine de l’organisation.
Les généraux Pétain et Bigeard ont ainsi été assimilés par l’armée alors qu’ils étaient plutôt atypiques. À l’inverse Stirling n’est pas resté militaire longtemps, Sourovikine vient d’être relégué au rang d’adjoint de Guerasimov, et McNerney n’a pas conservé son poste à la tête de 3M, la mise en œuvre de six sigma étant accusée d’avoir tué l’innovation.
Conclusion
L’observation du fonctionnement des armées pendant les guerres s’avère riche d’enseignements.
Le premier confirme ce que Diane Vaughan déclarait après l’explosion de la navette Challenger : l’organisation, ça compte. Les lois qui ont été dégagées de ces expériences guerrières le prouvent.
Le deuxième, conséquence du premier, relativise l’importance de la personne qui, bien que dirigeant une organisation, n’est pas omnipotente puisqu’elle accepte de pérenniser l’organisation qui l’a placée à sa tête. Le culte du surhomme ou de l’homme providentiel s’en trouve amoindri.
Le troisième pose la question de savoir à partir de quel moment une organisation est tellement recroquevillée sur elle-même qu’elle en devient irréformable par déni de la réalité.
Ce déni de la réalité est intéressant à analyser, car si la guerre ou la situation extrême est un crible pour l’organisation, la paix n’incite pas nécessairement à prendre en compte les résultats de la confrontation avec le réel. Des aides et coups de pouce de tout ordre (subventions, corruption, arrangements) peuvent biaiser la réalité de la consistance de l’organisation et donc la perception qu’en a l’observateur. L’habileté du dirigeant est indispensable pour tirer le meilleur profit de ces opportunités biaisant la réalité, mais vient un moment où cette dernière prévaut et fait disparaitre ceux qui l’ont niée.
La référence dans le recrutement de potentiels, à ce qui est connu dans l’entreprise, biaise totalement la notion de potentiels, et comme peut l’évoquer les féministes, ferme encore trop souvent l’accès à des postes de direction aux femmes 😓
L’existant si prégnant qu’il soit , n’est pas seulement vertueux et nous bloque aussi parfois.