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Le dilemme de Sully

Lors de la récente soutenance des mémoires de MBAsp management de la sécurité, un membre du jury a posé à l’auditeur qui présentait son mémoire la question du recrutement du directeur sûreté d’entreprise : faut-il qu’il soit un pur produit de l’entreprise ou qu’il ait passé une première partie de sa carrière au service de l’État ? Cette question, apparemment intéressante, est en fait un marronnier, sachant que chacun a ses convictions et que, quoi qu’il arrive, quasiment personne ne changera d’avis. Après avoir constaté que cette question est mal posée (il serait plus pertinent de se poser la question des qualités du directeur sûreté plutôt que celle de son origine), faisons d’abord un petit tour d’horizon avant de proposer une réflexion à ce sujet.

Source

En France, Ocqueteau estime que le recrutement des directeurs sûreté d’origine militaire n’est pas près de se tarir : la séduction exercée dans la plupart des grandes entreprises par les agents issus des mondes militaire et gendarmique devrait faire durablement sentir ses effets. Nous ne sommes pas en mesure d’interpréter définitivement ce phénomène, quand bien même nous avons cherché à contrôler la représentativité de l’échantillon. Sauf à ce que nous soyons en présence d’expériences malheureuses dans les entreprises ou de directions d’entreprises aux idéologies ostensiblement anti-militaires, rien ne permet de penser que le flux important de la reconversion des militaires dans la sécurité-sûreté de l’entreprise se tarisse rapidement. (Ocqueteau, 2011) Cette opinion était corroborée par un article des Echos publié en 2017 qui titrait les directeurs de la sûreté prennent du galon. Tout ceci n’est pourtant pas purement français, Karen Petersen voit le praticien de la sûreté d’entreprise comme un hybride entre la sûreté d’entreprise et la sûreté nationale du fait de son passé au service de la sûreté nationale (Petersen, 2013).

L’enquête menée dans le cadre de ma thèse a fait apparaître diverses opinions. J’ai pu tout d’abord (chronologiquement) constater qu’il existe une certaine fascination de l’entreprise pour les anciens militaires, de préférence de haut rang :

Cependant le directeur de la sûreté de Total est un 5 étoiles. Les patrons d’entreprise se parlent et celui de la Société Générale est venu voir celui de Total en lui disant « quand même un 5 étoiles chez toi » et il est rentré chez lui en se disant qu’il lui fallait un 5 étoiles. (…) Est-ce que le fait d’aller chercher des étoilés donne plus de visibilité à la fonction ? Peut-être, mais il n’y aura jamais assez de 5 étoiles disponibles pour occuper toutes les fonctions. (entretien A)

Souvent, quand une entreprise recrute un général, elle est impressionnée et honorée par le grade détenu. (entretien B)

Notons cependant que la lecture du livre nos chers espions en Afrique modère la fascination qu’aurait l’entreprise pour les militaires (p 70) :

Mais la greffe ne prend pas toujours entre anciens militaires et patrons de groupes privés. La famille Saadé, qui gère le groupe CMA-CGM, leader du transport maritime en Afrique, a ainsi usé plus d’un général dans ses bureaux de Marseille. Ancien directeur de cabinet de Bernard Bajolet à la DGSE, le général Frédéric Beth a jeté l’éponge après avoir passé moins d’un an dans la grande tour de l’entreprise qui domine le port de Marseille. Pressenti pour lui succéder en tant que conseiller sûreté et affaires réservées de Jacques Saadé, le général Didier Castres, sous-chef d’état-major en charge des opérations, a finalement décliné l’offre. Il semble que le fils Saadé, qui a pris la barre du groupe,s’entende mieux avec les diplomates reconvertis dans le privé. Après Michel de Bonnecorse, ancien conseiller Afrique de Jacques Chirac à l’Élysée, c’est aujourd’hui Georges Serre, ambassadeur de France en Côte d’Ivoire jusqu’en juillet 2017, qui s’est installé sur la Canebière.

La consultation de Sécurité et Stratégie (tiens, si un de mes lecteurs sait comment s’abonner à cette revue, je suis preneur du tuyau) montre que le débat n’est pas clos : tenants de l’origine étatique et de l’origine entreprise s’affrontent encore, et encore, et encore… Remarquons cependant que les arguments tiennent davantage à la connaissance de l’entreprise qu’à la réussite des uns et aux échecs des autres (un autre sujet qu’il serait intéressant d’étudier, au fait), et que les qualités attendues d’un directeur sûreté sont toujours aux abonnés absents.

Quant aux praticiens (qui ont bien saisi implicitement la part prudentielle du métier qu’ils exercent), leur avis est assez clair : le fait d’être passé par le domaine régalien et d’avoir dû prouver des qualités, notamment de calme et sérénité dans des situations inconfortables, permet de faire face à des situations assez souvent insolites pour une entreprise :

mon PDG m’appelle et il me dit “X, je te remercie d’avoir amené un peu de sérénité dans ce bordel”. (entretien n° 14)

l’universitaire il peut avoir fait tous les stages qu’il veut et cetera, s’il n’a jamais été dans un pays en crise, confronté à une guerre civile lui-même, vécu ce genre de situation, bah, il peut être un super champion de la gestion de crise et cetera, mais s’il n’a jamais fait, il n’a jamais fait. En un mot il n’a jamais fait quoi. Et ça l’entreprise elle fait la différence entre le mec qui ne l’a jamais fait et le mec qui l’a fait. (entretien n° 5)

dans la direction sûreté, c’est important d’avoir, que le directeur vienne de l’extérieur avec un vrai vécu sécurité ça me paraît important, voire irremplaçable. (entretien n° 10)

D’autant que, comme le dit l’un des praticiens rencontrés, il faut aussi se mettre dans l’idée, c’est que l’entreprise quand elle recrute un ingénieur, l’ingénieur il est ingénieur (entretien n° 5) ce qui signifie aussi qu’il est épaulé pendant ses premières années d’exercice par ses pairs qui lui apprennent les ficelles du métier. Or il n’existe pas un tel tuilage ou transfert de savoir-faire dans la sûreté. En outre, les praticiens admettent que la sûreté n’est pas un métier dans lequel il peut y avoir un parcours de carrière, contrairement à la communication, les RH, les finances et autres fonctions de l’entreprise. D’ailleurs,

Je crois à l’importance du temps qui passe. Je crois qu’on ne peut pas incarner cette fonction à 30 ans comme on l’incarne à 40, comme on l’incarne à 50, comme on l’incarne à 60. Alors je ne dis pas qu’il y a une corrélation uniquement positive entre l’âge et la qualité d’un expert en sûreté, mais je crois que l’expérience est un des facteurs des succès de l’expertise. (entretien n° 15)

Alors, finalement, quelle solution ?

Et au fait, que vient faire Sully dans toute cette histoire ?

Il ne s’agit pas de plagier le ministre d’Henri IV en déclarant que sécurité et sûreté sont les deux mamelles de la tranquillité de l’entreprise, mais plutôt de se souvenir de la réaction de Chesley Sullenberger dit Sully lorsque son avion a été percuté par des oiseaux désactivant ainsi les moteurs (événement dont Clint Eastwood a tiré un film). Un autre pilote que Sully aurait-il pu ramener ses passagers sains et saufs ? Peut-être, et personne ne prouvera jamais la véracité ou la fausseté de cette hypothèse. Je pense par contre que le fait que Sully ait été pilote de chasse pendant la première partie de sa carrière a sûrement joué dans sa prise de décision et la façon dont il a fait “afleuvir” son avion le 15 janvier 2009.

Il me semble que l’exercice de la sûreté est comparable à l’événement auquel Sully a fait face : un incident grave arrive au milieu d’une situation que l’on pensait maîtrisée. Il faut alors réagir vite et bien. Sully l’a fait, d’autres que lui auraient pu le faire, mais c’est indémontrable, tout comme l’est le fait que sa première partie de carrière dans la chasse a été déterminante pour ramener tous les passagers sains et saufs.

Alors, le directeur sûreté, ancien militaire ou pas ? Ce qui peut être nommé avec (un petit peu de) malice, le “dilemme de Sully” pourrait, en restant dans le domaine cinématographique, être renommé en “le choix de Sully”.


Bibliographie

Ocqueteau, F. (2011). Profils et trajectoires des directeurs sûreté. Sécurité et Stratégie, 5(1), 39–53.

Petersen, K. L. (2013). The corporate security professional : A hybrid agent between corporate and national security. Security journal, 26(3), 222–235.

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