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Finances, indicateurs et sûreté

De l’étude de la sûreté d’entreprise ressort notamment un épineux problème : elle est vue comme un centre de coût et non de profit, ce qui la rend difficile à justifier auprès des autres directions, voire de l’entreprise, d’autant que la majorité des salariés ignorent ce qu’elle peut faire pour eux. Cette incapacité à se comparer aux fonctions établies (RH, communication, finances, production, etc.) a pour conséquence qu’il lui est difficile de s’affirmer stratégique, sauf dans certains cercles restreints.

J’ai montré dans ma thèse qu’il était indispensable de sortir de cette alternative qui mène les praticiens dans une impasse, il me semble cependant utile d’y revenir après quelques nouvelles lectures.

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Où aller sans indicateurs ?

Parmi les multiples raisons qui peuvent expliquer l’incompréhension de la sûreté par l’entreprise, figure l’absence d’indicateurs. Il est difficile pour un directeur sûreté de prouver l’utilité de sa direction, car son discours ne s’appuie sur aucun indicateur de performance, contrairement aux autres fonctions qui démontrent ainsi non seulement qu’elles sont utiles à l’entreprise, mais aussi qu’elles utilisent leur budget à bon escient, et qu’in fine elles lui rapportent de l’argent.

Comment alors construire des indicateurs pour se faire accepter ? Selon Philippe Gattet, les indicateurs reposent sur des facteurs clés de succès et

  • ces KPI ne doivent en aucun cas mesurer une performance financière, mais bien le degré de réalisation d’un facteur clé de succès. La difficulté est que dans le cas de la sûreté, ces facteurs clés de succès sont rarement identifiés, si ce n’est implicitement.
  • Il faut que les facteurs clés de succès soient parfaitement identifiés, et régulièrement mis à jour pour correspondre à l’évolution de la réalité du marché et de l’environnement concurrentiel. Comme dit précédemment, si ces facteurs ne sont identifiés qu’implicitement, comment les identifier parfaitement ?
  • Ces indicateurs doivent également être très explicites, de telle sorte qu’aucune erreur d’interprétation ne puisse être commise notamment par les managers, et même par les employés eux-mêmes si l’objectif à atteindre dépend de l’organisation dans son ensemble. Pour la sûreté également, la difficulté sera de passer de l’implicite à l’explicite (pour ceux qui ne sont pas convaincus de cette difficulté, je les incite à tenter d’expliquer verbalement (uniquement) comme nouer ses lacets de chaussure).
  • Idéalement enfin, ces indicateurs ne doivent mesurer que l’action de l’entreprise stricto sensu. Il faut donc chercher à écarter l’influence des facteurs externes. Il faudrait alors que l’entreprise reconnaisse réellement l’utilité de la sûreté.

Si l’absence d’indicateurs d’activité de la sûreté est un problème, elle ne fait que révéler l’absence de facteurs clés de succès. Ce qui est bien plus grave et constitue ainsi une bonne explication du peu de cas que l’entreprise fait de la sûreté, puisqu’elle n’est pas capable d’exprimer clairement et simplement en quoi elle contribue au développement de l’entreprise.

Exercer la sûreté dans une entreprise financiarisée

Cette incapacité à exprimer ses apports à l’entreprise est peut-être due au fait que la sûreté évolue dans des entreprises financiarisées. Pierre-Yves Gomez explique, dans Le travail invisible, ce qu’est une économie financiarisée : il y a financiarisation lorsque la finance n’est plus une ressource pour réaliser les objectifs économiques mais devient l’objectif lui-même (p 123). De ce fait, l’apparition d’un hiatus devient inévitable : l’entreprise dont la réussite financière devient l’objectif doit composer avec une fonction dont la rentabilité financière ne pourra jamais être établie. Il est toujours loisible de comparer la sûreté à un parachute ventral qu’on n’utilise pas souvent mais qu’on est bien content d’avoir le jour où il est indispensable, ou à une assurance (sauf que l’assurance est obligatoire et pas la sûreté), nous serons toujours confronté à la même question de la persistance d’une fonction non rentable financièrement dans une entreprise dont la finance est l’objectif principal.

De plus, cette financiarisation se traduit par des indicateurs qui peuvent être absurdes : la financiarisation a voulu traduire la société dans son algèbre : ratios, normes, agrégats qui se construisent les uns par rapport aux autres (p 180). (…) et pourtant, le système continue de tourner. C’est qu’il est accepté non pas malgré son absurdité apparente mais à cause de son absurdité (p 156). Ainsi, le comportement de ceux qui ont accepté de passer sous les fourches caudines de la financiarisation devient grégaire, personne n’ayant le courage de rompre avec les habitudes consacrées par l’usage au motif qu’il n’y a[urait] pas d’alternative.

Ce passage sous les fourches caudines de la financiarisation a des conséquences sur la façon de manager : dès lors, à tous les niveaux de responsabilité, le manager s’est de moins en moins occupé du travail réel. Fixant des objectifs et des moyens, il est devenu un spécialiste de l’organisation, une organisation rationalisée, tendue vers la performance mais vide de travailleurs concrets (p 250). La financiarisation déconnectant ainsi l’organisation du travail réel, que peut-il en être dans le cas de la sûreté ?

L’aspect normé du métier

Une caractéristique primordiale de la sûreté est que ce métier est à la fois normé et prudentiel, ce qui signifie que la partie normée qui s’enseigne et peut se transmettre est mesurable par des indicateurs, ce qui est bien plus difficile pour la partie prudentielle. Les praticiens de la sûreté sont ainsi proches des médecins, notamment des chirurgiens (on peut compter le nombre d’opérations réalisées, mais l’évaluation de leur réussite est plus difficile, surtout si l’on prend en compte le rétablissement du patient). Au sujet des médecins, Howard Becker dit d’eux dans Les ficelles du métier Je découvris un trait caractéristique important de la pratique médicale contemporaine : la préférence accordée à l’expérience personnelle sur les connaissances acquises dans les publications scientifiques, comme source du savoir qui guide les médecins dans leur pratique (p 247) Cette caractéristique est tout aussi importante dans le milieu de la sûreté où les travaux scientifiques relatifs à la sûreté sont peu valorisés au regard du partage d’expérience sur valorisé. Il y a pourtant des leçons à tirer des travaux scientifiques réalisés, qu’ils concernent directement la sûreté (il est vrai qu’il y en a encore peu) ou d’autres domaines de l’entreprise, lorsque leurs résultats sont transposables à la sûreté.

Cela étant, il est vrai qu’il est difficile de trouver de bons indicateurs pour un travail prudentiel. Prenons deux exemples simples.

Toutes les communes du monde payent cher pour avoir des pompiers (caserne, matériel, personnes entraînées). Toutes les communes du monde souhaitent qu’ils interviennent le  moins souvent possible, ce qui est logique, mais toutes continuent de leur fournir quand elles le peuvent les moyens les plus modernes de leurs potentielles interventions. Et, tous les ans, les pompiers exposent un indicateur absurde : le nombre d’interventions. En effet, aller rassurer madame Michu en lui donnant un cachet d’aspirine compte comme une intervention, au même titre que l’intervention sur un carambolage mortel. Nous avons ainsi un exemple d’organisation (les communes) qui dépensent de l’argent pour des personnes dont on souhaite qu’elles interviennent le moins possible (elles sont donc payées idéalement pour ne rien faire) lesquelles justifient leur existence par un indicateur absurde.

A l’opposé de cet exemple, nous avons l’hôpital que les pouvoirs publics somment d’être rentable, meilleure preuve de son intégration dans une économie financiarisée (notons que c’est pareil pour les cliniques privées qui doivent être rentables). S’il vous arrive une nuit d’appeler l’infirmière parce que vous estimez en avoir besoin, il est possible de devoir attendre un bon quart d’heure. Pourquoi ? Parce que les équipes d’infirmières, surtout de nuit, coûtent cher et que leur nombre a donc été réduit au strict minimum. Le patient découvre ainsi une situation qu’il estime absurde : en post opératoire les infirmières viendront au bout de 15 minutes parce qu’elles s’occupent déjà d’un malade. Et qu’elles ne peuvent l’expédier rapidement au motif qu’un autre patient les appelle.

Le (nouveau) dilemme de la sûreté

Que retenir de cela ? Tout d’abord, reconnaissons que, quoi qu’on fasse, la partie prudentielle d’un métier demeurera non mesurable et inappréciable sauf dans les cas où elle éclate au grand jour. Chesley Sullenberger était payé autant que les autres pilotes de sa compagnie, mais tous n’auraient peut-être pas pu poser leur avion sur l’Hudson… Et sa première “récompense” a été d’expliquer pourquoi il avait retenu cette solution qui a coûté un avion à la compagnie.

S’ensuit alors l’apparition d’un nouveau dilemme pour la sûreté d’entreprise et son directeur. Dans une entreprise financiarisée, elle devra soit continuer d’œuvrer de manière prudentielle au risque d’être non mesurable et de ne pas être admise à la table des discussions stratégiques, soit elle devra acceptée d’être mesurée et perdra son aspect prudentiel mais pourra être considérée comme stratégique.

Conserver son aspect prudentiel ou être considérée comme stratégique, voici le nouveau dilemme de la sûreté d’entreprise et de son directeur.

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