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Pouvoir et service, en marche vers le douspotisme

Beaucoup de dirigeants, de managers, de chefs hiérarchiques, etc. insistent dans leurs discours et leurs propos sur le fait que pour assumer les responsabilités du poste qui leur est confié, le service est premier, ce qui les amène à minimiser, passer sous silence, voire négliger la raison pour laquelle ce poste leur a été confié, à savoir diriger, ce qui implique d’exercer un pouvoir sur ceux qui leur sont subordonnés. On pourrait presque croire, à les entendre ainsi, que l’exercice du pouvoir est second.

Cet assez récent, mais de plus en plus fréquent, passage du pouvoir au second plan des préoccupations du chef soulève des questions, car il semble inconcevable qu’un chef ne serait nommé que pour servir et non pour diriger une équipe. Cela impliquerait en effet que l’équipe (ou les subordonnés) fonctionnerait d’une façon proche de l’autogestion.

Qu’en est-il exactement ? Une clarification est nécessaire.

Source

Cheffer et servir

Comme le déclarait le célèbre philosophe Jacques Chirac, « un chef, c’est fait pour cheffer ». Et lorsque l’on se penche un tant soit peu sur les métaphores utilisées pour décrire les dirigeants (capitaine de navire, chef d’orchestre), nous nous rendons compte qu’elles sous-entendent un pouvoir : un capitaine de navire donne des ordres, un chef d’orchestre également, et nul ne songerait à laisser ces organisations s’auto-gérer, à moins de courir à la catastrophe ou la cacophonie.

Si les organisations continuent de nommer un chef à leur tête, c’est notamment parce que le temps a prouvé l’utilité et la pertinence de cette fonction. D’ailleurs, plus on s’élève dans une organisation hiérarchisée, plus on exerce de pouvoirs : embauche, paye, prime, progression, mutations, récompenses, punitions, toutes ces décisions sont prises par un chef qui en est responsable. « Être chef, c’est précisément être responsable » selon Saint-Exupéry, ce qui est indissociable du fait de cheffer et en dit long sur ceux qui refusent d’assumer leurs responsabilités « un ordre bien donné n’engage que celui qui l’exécute » selon le diction… En s’acquittant de son rôle de chef, la personne désignée à ce poste rend service à l’organisation, mais nous voyons que le service est second par rapport à la direction.

Remarquons également que lorsque les chefs en exercice évoquent le service inhérent à leur fonction, ils ne précisent que rarement qui ils servent et dans quel but. Ainsi le premier ordre du jour d’un colonel prenant le commandement d’un régiment comprenait cette phrase : « Je suis désormais, le premier des serviteurs du régiment » sans autre précision. À qui ces serviteurs rendent-ils service ? Aux parties prenantes extérieures, à leurs supérieurs, leurs pairs, leurs subordonnés ? La réponse consensuelle est d’affirmer qu’ils rendent service à tous, sans exception, en omettant le fait que, parfois, rendre service à l’un se fait au détriment du service rendu à un autre.

Ensuite, dans quel but rendent-ils service ? Est-ce totalement désintéressé ou, derrière le service annoncé, n’y a-t-il pas également celui de ses propres intérêts ? Charité bien ordonnée commence par soi-même…

Le risque est qu’à trop mettre en avant le service, ces dirigeants en viennent à oublier le pouvoir qu’ils doivent également exercer. Nous en avons un exemple frappant avec celui des évêques de France qui se proclament serviteurs du peuple qui leur est confié, mais omettent de rappeler, voire d’exercer, les pouvoirs dont ils sont les seuls à disposer dans leur diocèse. Il est vrai que les récents scandales de viols sur mineurs et d’abus spirituels montrant qu’ils n’ont pas suffisamment exercé leur mission de surveillance (Wikipedia nous rappelant l’étymologie d’évêque : surveillant, superviseur, pilote qui contrôle la situation) peuvent les inciter à passer sous silence cet aspect de leur charge.

L’oubli volontaire du pouvoir

Il est fort probable que l’oubli de mentionner le pouvoir inhérent à la charge qui est confiée à ces personnes soit volontaire, pour plusieurs raisons.

L’une est l’ambiance actuelle où, au milieu du management bienveillant, de l’injonction à l’équanimité dans un monde où tout serait ordre et beauté, luxe calme et volupté, la simple mention du pouvoir est malvenue. Chacun étant responsable (y compris de son parcours professionnel), on ne peut que conseiller (pour le bien de l’autre, évidemment) et jamais contraindre. Ce qui passe par le refus du conflit, car celui qui tranche le conflit a du pouvoir, même si le refus du conflit a des conséquences funestes en management. Cet hypocrisie poursuit son petit bonhomme de chemin, sans que les tenants d’un quelconque pouvoir n’osent la dénoncer.

L’autre a un objectif plus personnel pour celui qui exerce le pouvoir. En niant avoir du pouvoir et l’exercer, on exclue toute accusation d’abus de pouvoir : si je n’exerce qu’un service, je ne pourrai jamais être accusé d’abus de pouvoir, et l’abus de service n’existe pas. Cette rhétorique est donc un moyen de protection face aux accusations qui pourraient survenir. C’est notamment le cas lorsque la normalisation de la déviance atteint ses effets, à savoir le dysfonctionnement grave. Celui qui revendique le pouvoir pourra être tenu pour responsable, alors qu’il est bien plus difficile de tenir pour responsable un serviteur, à moins de faire porter le chapeau à un lampiste… Ainsi en est-il de la noyade à Saint-Cyr et des viols commis par les consacrés. Dans les deux cas, ceux qui étaient dépositaires du pouvoir s’en sont exonérés avec des arguments plus ou moins crédibles, mais qui leur ont cependant évité des conséquences personnelles graves.

Nous voyons ainsi que la manœuvre de certains peut être résumée ainsi : en vue de préserver leur avenir (principalement en cas de coup dur), les titulaires d’un pouvoir veulent minimiser leurs responsabilités, à cet effet ils mettent en exergue le service que comporte leur charge et sont bien plus discrets sur son aspect pouvoir.

D’où l’accent mis sur la motivation des subordonnés, l’entrainement, la conviction, la persuasion et non sur la contrainte, alors qu’un chef, quel qu’il soit, contraint toujours, d’une manière ou d’une autre, ses subordonnés.

Cet oubli n’a lieu que dans les discours, car dans les faits ces dirigeants ne renoncent ni à leur pouvoir ni à ses attributs, et l’exercent parfois sans aucune retenue. Mais du moment que le discours est doux, il n’y a pas de despotisme. Cependant, les faits pouvant être brutaux, nous pourrions qualifier ce type de management de douspotisme, despotisme doux…

Le paradoxe du conseiller

Nous ne pourrions terminer ce billet sans citer le cas, tant particulier que paradoxal, des conseillers. Contrairement aux chefs nommés pour exercer un pouvoir, ces derniers n’en ont théoriquement aucun et sont totalement dévoués au service de leur chef qu’ils doivent éclairer afin qu’il prenne la meilleure décision.

La réalité nous montre qu’ils agissent à l’inverse des chefs en exercice : dénués de tout pouvoir décisionnaire, ils n’hésitent pas à faire remarquer leur proximité avec le décideur, l’influence qu’ils ont sur lui ainsi que la portée de leurs propos. C’est ainsi qu’ils sont parfois bien plus craints que les dirigeants en exercice, de par cette proximité avec le prince. Certains font remarquer leur outrecuidante suffisance en continuant d’agir à rebours d’une décision pourtant prise par leur chef jusqu’à ce que ce dernier change d’avis, les autorisant ainsi à se pavaner prétendant avoir eu raison avant tout le monde. Avec eux, la société de cour brille de ses mille feux. Ils exercent de facto une contrainte déguisée sous les atours d’un vocabulaire amical. S’entendre ainsi conseiller de faire telle chose « en toute amitié » signifie qu’il est préférable d’obtempérer.

Conclusion

La période actuelle est marquée par une apparente inversion des rôles : les chefs se veulent des guides bienveillants et attentionnés, et les conseillers exercent un pouvoir sans en assumer les responsabilités. Mais à trop vouloir passer sous silence le pouvoir inhérent à leurs fonctions, les dirigeants en viennent à oublier que pouvoir et service vont de pair, car le pouvoir a un caractère dual : il contraint des subordonnés afin de servir des intérêts plus élevés que les siens propres. Tout pouvoir est dual, mais on ne peut oublier que tout pouvoir comporte une contrainte, sinon l’autogestion serait la règle. Il s’ensuit que refuser de mentionner le pouvoir et ne parler que de service revient à refuser la réalité.

Enfin, le pouvoir est indissociable de la responsabilité. Exercer un pouvoir, c’est être amené à rendre des comptes sur la façon dont il a été exercé, sur les éventuels abus commis. Mettre l’accent sur le service est aussi un moyen de fuir les responsabilités liées à l’exercice du pouvoir. Être responsable c’est donc reconnaitre à la fois le service (qui est dans l’air du temps) mais aussi le pouvoir (à rebours des conventions actuelles).

Exercer le pouvoir, c’est finalement se tenir en permanence sur une ligne de crête de laquelle on peut tomber soit dans le versant abus de pouvoir et despotisme, soit dans le versant absence de pouvoir voire démagogie sous les apparences du service.

C’est surement une des raisons qui pousse à la floraison de postes de coachs, conseillers, etc., car ces personnes exercent de fait un pouvoir sans avoir à en assumer les responsabilités. La mise en valeur de ces postes est le dernier élément qui manquait à ceux qui l’exercent pour satisfaire leur ego.

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