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Sûreté d'entreprise

Suspense dans la sûreté

Enfin, l’insoutenable suspense qui régnait dans l’écosystème de la sûreté a pris fin ! La Société Générale, dont le directeur sûreté avait annoncé son départ début avril (cf. ici) a trouvé son remplaçant : la banque a publié un communiqué le 18 juillet dernier annonçant le recrutement à ce poste de Corentin Lancrenon (voir ici). Cela pourrait être un événement banal, voire un non-événement, mais si l’on s’y penche d’un peu plus près, cette séquence suscite plusieurs étonnements et soulève des questions.

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Délais de recrutement

Le premier étonnement est relatif au délai pris pour trouver un successeur à ce poste parfois qualifié de stratégique (ce qui reste à prouver et cette affaire prouve une fois de plus le contraire). En effet, il aura fallu pratiquement 4 mois pour pourvoir à nouveau ce poste. Voire plus, car A. Creux n’a pas pris son entreprise au dépourvu puisque sa succession était envisagée dès octobre dernier et qu’il avait démissionné de son mandat d’administrateur du CDSE en décembre 2023. Le choix aurait-il alors été compliqué (cf. ici) ? D’autant que les premières rumeurs annonçaient comme postulants un général de Gendarmerie et un policier. Finalement l’homme du renseignement les a coiffés au poteau. Ces délais étonnent d’autant plus que si la banque annonce son recrutement en juillet, la prise de poste ne sera effective que le 01/10. Soit une vacance de 6 mois. C’est beaucoup pour une fonction stratégique… Sans compter que ce délai sera allongé par l’indispensable temps d’adaptation au poste et celui nécessaire à la compréhension des métiers de l’entreprise, car on ne protège bien que ce que l’on connait.

Lors d’un dîner avec des directeurs sûreté, il m’avait été expliqué que si en 2022 LVMH avait mis une petite année, si l’on en croit cet article, pour recruter le directeur sûreté du groupe, c’est qu’ils voulaient être surs de faire le bon choix. Cela signifierait-il que quelques aigrefins ou imposteurs de haute volée ne seraient démasqués que tardivement ? Étonnant pour une profession dont une organisation professionnelle se proclame “partenaire exigeant” du ministère de l’Intérieur. Peut-on être un partenaire exigeant avec les autres si on ne l’est pas avec soi-même ? Dans une thèse de doctorat, disponible ici, la création d’un code de déontologie pour la profession était recommandée. Il n’existe toujours pas. C’est dommage car il permettrait vraisemblablement de démasquer ces éventuels imposteurs.

Terminons par une question simple : quelle entreprise accepterait une vacance de poste de 6 à 12 mois pour son directeur financier ou son DRH, qui sont des postes effectivement stratégiques ? Lors d’un déjeuner (cette fois) avec un ancien praticien de la sûreté, je voulus lui demander si son ancienne entreprise aurait accepté un tel délai. Je n’eus pas le temps de terminer ma question que son “non” fusa.

Une fascination certaine

L’autre étonnement réside dans ce qui ressemble fort à une fascination des entreprises par les généraux issus des forces spéciales et des services de renseignement : Gomart (DRM) chez Unibail, de Nortbécourt (DGSE) chez Danone, Vidaud (DRM) chez Carrefour, Bucquet (DRSD) chez Sanofi et maintenant Lancrenon (DGSE) chez Société Générale. Quelles raisons poussent donc les entreprises à ne recruter que des généraux, qui plus est issus du renseignement, alors que les postes ont le plus souvent été créés ou construits par des colonels et des lieutenant-colonels issus des forces “non spéciales” ? Plusieurs conjectures peuvent être formulées.

La première est relative au “chic” qu’avait annoncé l’ex-président du CDSE dans Capital en date du 06 juillet 2023 : “le premier facteur c’est le prestige : avoir un général dans son équipe de direction, ça fait chic !” Messieurs les généraux, si vous pensiez avoir été recrutés d’abord pour vos qualités, cela ne fait pas l’unanimité. Au passage, on peut admirer le calme des dits généraux qui n’ont pas expliqué de façon virile mais correcte leur désapprobation de ces propos et le fait que, bizarrement, les autres profils régaliens à savoir commissaires de police et préfets n’ont jamais fait l’objet d’une telle pique peu amène. C’est, au passage, tout aussi peu amène pour les chefs d’entreprise, estimés ainsi incapables de définir leurs besoins en sûreté en succombant au chic des étoiles et, in cauda venenum, c’est ironiquement tout aussi peu amène pour le CDSE qui acte ainsi n’avoir pas fait comprendre aux dirigeants d’entreprise l’importance de la sûreté.

La seconde est que si ces généraux sont choisis, c’est tout simplement parce qu’ils seraient les meilleurs. Argument rapidement réfutable, car s’ils étaient effectivement les meilleurs de leur génération, ils auraient été nommés CEMAT ou CEMA.

La troisième relève de la fascination pure et simple pour l’armée dès qu’un problème apparait en France. Pas assez de sécurité privée pour les JO ? Sentinelle est là ! Un problème dans les banlieues ? Faisons appel à l’armée ! La taille des armées, qui conditionne leur emploi, empêche la réalisation de ces vœux pieux. Cependant, les entreprises privées ont toute latitude pour recruter des généraux 2S, estimant vraisemblablement qu’ils serait les meilleurs, ce qui se discute ici, ici et ici. Cette fascination des entreprises pour les armées rejoint ce qu’écrivait déjà Ocqueteau en 2016 : “la séduction exercée dans la plupart des grandes entreprises par les agents issus des mondes militaire et gendarmique devrait faire durablement sentir ses effets. Nous ne sommes pas en mesure d’interpréter définitivement ce phénomène, quand bien même nous avons cherché à contrôler la représentativité de l’échantillon. Sauf à ce que nous soyons en présence d’expériences malheureuses dans les entreprises ou de directions d’entreprises aux idéologies ostensiblement anti-militaires, rien ne permet de penser que le flux important de la reconversion des militaires dans la sécurité-sûreté de l’entreprise se tarisse rapidement.” Le seul bémol, qui n’était pas décelable à l’époque, est que le recrutement vise maintenant le plus souvent des généraux. Il est possible de l’expliquer par ce que déclarait un ancien membre de la profession lors d’un entretien préparatoire à la thèse sus-citée : “Après, il y a toujours le syndrome Karachi, dramatique aussi pour la fonction, car le patron sait que sa responsabilité peut être engagée dans le cas de la protection de son personnel, donc on va transformer le directeur sûreté en protecteur du grand patron pour qu’il n’ait pas d’ennuis derrière.” Cette mission de protection du patron a été confirmée lors d’entretiens avec des praticiens, soulevant la question de la bonne prise en compte des conséquences de l’acceptation de cette mission : l’affaire Lafarge l’illustre mais, si le directeur sûreté est mis en examen, il n’est pas le seul. A propos des généraux, la même personne avait émis les remarques suivantes : “Est-ce que le fait d’aller chercher des étoilés donne plus de visibilité à la fonction ? Peut-être, mais il n’y aura jamais assez de 5 étoiles disponibles pour occuper toutes les fonctions.” (les entreprises ont su s’adapter à la rareté des G+5 en prenant des G+4 voire G+3) et “Un deuxième élément a été de dire « je vais monter en grade les personnes recrutées et en prendre des connues, et s’il arrive un pépin je m’en laverai les mains en disant : je ne comprends pas, j’ai pris quelqu’un au top niveau, comment voulez-vous que j’aie pu penser une seconde qu’il ne serait pas bon ? » Et donc c’est une protection, même si elle est d’un cynisme absolu.” Tous les heureux élus ont-ils pris en compte ce cynisme ?

Une quatrième tiendrait au fait que face au déclassement des États, les dirigeants d’entreprise trouveraient nécessaire d’obtenir du renseignement sur leurs concurrents, les évolutions du marché, les tendances géopolitiques, etc. par eux-mêmes. Pour cela, quoi de mieux qu’un général spécialiste du renseignement ? Si le plumage est séduisant, le ramage est décevant. En effet, un général seul ne peut rien, il lui faut une équipe pour obtenir du renseignement. Qu’à cela ne tienne, il existe des entreprises privées de fourniture du renseignement ! Oui mais, ne sont-elles pas principalement anglo-saxonnes ? Ne vaudrait-il mieux pas créer alors des entreprises françaises de collecte et d’élaboration du renseignement ? Mais elles n’auraient pas accès aux fichiers régaliens ! D’où, vraisemblablement, la demande récurrente du CDSE de développer une coopération entre ses membres et l’État que l’on note notamment dans le livre blanc du CDSE de 2022 “C’est pourquoi, comme en 2011, le CDSE recommande dans ce Livre blanc la création d’un « cercle de confiance » instituant les directeurs de sécurité comme interlocuteurs privilégiés des forces régaliennes et de l’État dans l’Entreprise et permettant un partage d’informations bâti sur le secret professionnel.” La question centrale est le partage d’informations. Que donneraient les entreprises à l’État de valeur équivalente à ce qui se trouve dans les fichiers ? (Cela pourrait faire l’objet d’un billet complet). N’a-t-on cependant pas mis la charrue avant les bœufs ? N’a-t-on pas, pour prendre un autre terme, un peu trop spéculé ?

Enfin, la dernière tient à la nature spéculative du capitalisme. Spéculant sur la valeur de leur entreprise (ce qui permet de relativiser le poids de sa dette), les dirigeants en viendraient également à spéculer sur la sûreté de leur entreprise et de son directeur. Dans ce cas, quoi de mieux que de recruter un général, issu du renseignement, passé de surcroit par les cabinets ministériels, comme “produit spéculatif” ? Son réseau, sa connaissance des arcanes de l’État sont des éléments sur lesquels on peut spéculer. De ce fait, les (rares) offres d’emploi publiées et les communiqués précisant ce que fera le titulaire du poste seraient des paravents masquant ce qui est effectivement attendu de la personne recrutée. Si cette conjecture était avérée, il ne faudrait alors pas oublier le “cynisme absolu” énoncé supra. Si le directeur sûreté est un produit spéculatif, il devient jetable. Et que devient alors la sûreté réelle de l’entreprise ?

Nous voyons que toutes ces conjectures nous amènent à la question de ce que fait la sûreté.

La sûreté, pour quoi faire ?

Poser cette question est iconoclaste, dans la mesure où pour un certain nombre, elle n’a pas lieu d’être. D’ailleurs, le communiqué de la Société Générale précise que C. Lancrenon “aura pour mission d’assurer la sécurité globale de Société Générale en maintenant les dispositifs organisationnels, techniques et de veille prospective les plus adaptés pour garantir le bon fonctionnement opérationnel du Groupe, protéger l’ensemble de ses actifs et réduire l’exposition aux risques en matière de sécurité et sûreté.” Au passage, comment se définit la sécurité globale ? Le Figaro du 27/02/2024 nous apprenait que le nouveau directeur sûreté de LVMH aurait quant à lui pour rôle de “déployer des mesures de protection des collaborateurs et des actifs et à gérer les crises.” Ces communiqués rejoignent ce qui est communément admis, à savoir que le directeur sûreté protège les patrimoines humain, matériel et immatériel de l’entreprise. C’est beau, mais hélas non conforme à la réalité.

En effet, le directeur sûreté ne s’occupe pas (ou pas systématiquement) des systèmes d’information ni du numérique. Il ne s’occupe pas non plus de la communication de l’entreprise dont un des objectifs est de protéger l’image et la réputation de l’entreprise, actifs immatériels. Enfin, au cours des entretiens préparatoires à la thèse, aucun des praticiens interrogés n’a évoqué la protection de la propriété intellectuelle de l’entreprise. Or, une entreprise est aussi riche de ses brevets. Trois important actifs immatériels sont ainsi absents de l’escarcelle du directeur sûreté. Alors, que fait-elle réellement ?

En outre, les communiqués annonçant la fin du recrutement n’indiquent jamais pourquoi untel a été recruté. On y voit ses états de service passés, une indication (erronée nous l’avons vu) de ce qu’il fera, et c’est tout. Il est alors intéressant de se demander ce que fait vraiment cette organisation de sûreté, car on peut dire d’elle ce que Saint Augustin dit du temps : Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; si je cherche à l’expliquer à celui qui m’interroge, je ne le sais plus. (Les Confessions, Livre XI, XIV). Pour ceux qui souhaitent avoir une réponse, la thèse sus-citée en propose une. De plus, le recrutement de généraux, aussi brillants soient-ils, pose la question des carrières au sein de la filière sûreté. Cette question a été évoquée dans la même thèse et, malgré les études présentées sur la filière, le fait que son sommet soit préempté par des personnes qui n’en sont pas issues finira par poser problème. Congestion terminale qui soulève également la question du sort réservé aux titulaires du poste qui n’ont pas été généraux au cours de leur précédente carrière. Seront-ils coiffés par un général auquel il leur faudra apprendre le métier ? Cela risque de parachever la scission de la sûreté en deux catégories dont les prémices se notent déjà.

Conclusion

Il aura fallu plus de temps à la Société Générale pour trouver un nouveau directeur sûreté qu’au nouveau front populaire pour proposer le nom d’un premier ministre. L’unité du nouveau front populaire ayant montré quelques failles, quelle est donc la grandeur de celles relatives à la sûreté pour que ce processus prenne autant de temps, tant pour cette banque que pour LVMH ? Au vu des atermoiements constatés, il serait dommage que la sûreté ne soit qu’une hypocrisie organisationnelle (cf. la même thèse) alors que plusieurs personnes de qualité ont travaillé pour en faire une réelle direction au sein des entreprises et qu’elle peut effectivement participer à l’avantage concurrentiel de son entreprise. La maintenir au rang de direction légitime dans l’entreprise nécessite cependant de réaliser un travail de fond, sans exclusive.

3 réflexions sur “Suspense dans la sûreté

  • BLF

    Bonjour, je trouve le sujet intéressant, il vous manque néanmoins beaucoup d’information sur le process de sélection et les impondérables d’une mission de recherche liés au temps. Nous pourrions partager en off un échange pour venir compléter vos propos et vos questions soulevées dans votre article.

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  • Que dire de plus ? Une analyse parfaite de la situation dans les grands groupes. Un général peut avoir été brillant dans une structure militaire et parfaitement inadapté au secteur privé. Il s’agit de mondes différents et l’objectif de sûreté ou de sécurité bien différent.

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  • Galipot

    Bonjour,
    La sûreté ou la sécurité Humaine concerne tout le monde.
    Après la vague d’attentats qui a touchée la France et l’Europe, l’armée a pris la main sur la sécurité privée.
    Concrètement depuis 2019 où nous évoluons désormais sur le secteur de la sûreté et sécurité.
    Profession très réglementée, métiers qualifiés et agréés, la prévention et la sécurité des Biens et des Personnes monte en gamme.
    Titres professionnels de niveau 4 agents de sûreté et sécurité, BAC pro sécurité ou BTS, Master et MBA font aujourd’hui partie des bagages courants.
    Bien évidemment, le pendant des SSIAP pour la partie incendie avec ses 3 degrés me paraît un ďéveloppement utile et nécessaire pour encadrer les agents de sûreté qui ont besoin aussi de référents capables du discernement nécessaire afin de comprendre et d’agir efficacement en interphase avec les Forces de l’ordre pour sauver des vie.
    Steve
    Sûreté & Sécurité

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