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Eugénisme managérial

Il est difficile d’évoquer posément le mode de management des dirigeants. En effet, émettre un avis critique quant au mode de management d’un dirigeant qui a du succès entraîne le plus souvent la réponse : “oui, mais lui il réussit”, argument d’autorité censé censé être irréfutable, quand bien même les critiques auraient pour but d’améliorer les choses. Quant au manager dont les résultats sont peu convaincants, la sentence est tout aussi simple : il est mauvais. Ces deux remarques extrêmes montrent que le culte du surhomme n’est pas encore passé car le manager est réputé seul comptable des succès et des échecs du groupe, et que si le travail en équipe est loué dans les discours, il a encore un long chemin à parcourir avant d’être une réalité.

Le but de ce billet est d’explorer une perversion du management que nous qualifierons d’eugénisme managérial. L’idée est venue après la lecture d’un billet du blog de Philippe Silberzahn intitulé un management plus humain, cela ne veut rien dire dans lequel il évoque les modes de management de Jobs et Musk, inhumains mais menant à des succès : Jobs et Musk ne travaillent pas avec des médiocres, seulement avec des gens exceptionnels ; donc ils estiment ne pas avoir à s’embarrasser de fioritures. Les résultats de ces deux entreprises sont indéniables, mais les méthodes employées en valent-elles la peine ? Dit autrement, le management serait-il l’exception où la fin justifie les moyens ? Ce qui amènerait à se poser la question de savoir si une des conditions pour être un bon manager est de se montrer très exigeant/inhumain/caractériel.

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L’eugénisme managérial

Au vu des pratiques des deux managers cités (Jobs et Musk, mais il y en a d’autres moins célèbres de par le monde), leurs exigences managériales se remarquent dès le recrutement. Ils ne veulent que les meilleurs, il n’y a pas de place pour la médiocrité ou, dit autrement, “seul le meilleur lui convient” (comme il y a fort longtemps un général l’avait déclaré à un régiment qu’il inspectait en précisant que c’était la devise qu’il avait donnée à la division). En résumé, la sélection est ultra exigeante, selon des critères qui ne sont, hélas, pas définis. En effet, qu’est-ce qu’être “le meilleur” ? Si nous prenons à témoin le sport professionnel, nous remarquons que Claudio Ranieri a remporté le titre de champion d’Angleterre avec Leicester City à la surprise générale. En effet, son équipe n’était pas composée des meilleurs joueurs de Premier League, loin de là, mais elle a remporté le championnat alors que d’autres équipes avaient recruté à grands frais “les meilleurs”. Voici un contre-exemple intéressant, d’autant plus que l’année suivante Ranieri a été licencié par le club qu’il avait mené à la conquête du titre.

Après ce recrutement ultra-sélectif mais selon des critères obscurs, voire occultes (on dit que Domenech se servait de l’astrologie pour convoquer ses joueurs) s’ajoute ce que l’on pourrait qualifier de mauvais traitements, voire de harcèlement moral, pour ceux qui ne donnent pas satisfaction (ce qui est paradoxal au vu du recrutement effectué, nous y reviendrons infra). Ainsi, lorsqu’un ingénieur lui présentait son travail, Jobs n’hésitait pas à lui dire: « C’est de la merde ». Cette pratique a deux écueils : elle prouve un manque de respect évident envers celui qui présente son travail (car s’il pensait que c’était vraiment de la merde, il ne l’aurait pas présenté à son chef), et elle accentue le caractère déséquilibré de la relation manager/managé posant au passage la question de la légitimité du manager (“je suis votre chef” avait déclaré un célèbre chef des armées aux militaires, comme s’il en doutait lui-même). Il est toujours possible de dire que la personne qui s’estime méprisée par ces propos n’a qu’à quitter l’entreprise, mais pour être aussi affirmatif, il faudrait connaître toutes les raisons qui lui ont fait accepter ce poste.

Comme ces pratiques sont justifiées par le manager comme nécessaires à l’entreprise afin qu’elle soit la plus performante possible, nous voyons qu’elles relèvent bien d’un eugénisme (Étude et application de mesures censées contribuer à l’amélioration ou à la sauvegarde de l’espèce humaine ou d’une population particulière selon le dictionnaire de l’Académie française) appliqué au management. En effet, l’organisation sélectionne ceux qu’elle estime les plus aptes à remplir la mission qu’elle s’est fixée puis élimine les faibles au fur et à mesure du temps. Appliqué au management, l’eugénisme peut être qualifié d’eugénisme managérial.

Ses succès

Il est certain que l’expression d’eugénisme managérial n’est pas attractive, le terme eugénisme étant le plus souvent connoté négativement. Alors, plutôt que de l’employer (ou de reconnaître ses pratiques comme eugénistes), les adeptes et les thuriféraires de ce type de management souligneront ses succès, précisant que l’exigence est indispensable pour progresser et réaliser de grandes choses. Ce qui n’est pas faux, mais laisse supposer qu’il n’y aurait qu’une seule façon d’être exigeant. L’éducation des enfants prouve le contraire : toutes les personnes qui réussissent n’ont pas été des enfants maltraités, et il semble que nous manquions de statistiques pour déterminer si les enfants maltraités ont réussi dans la vie.

Les cas de jobs et Musk ayant déjà été exposés dans le billet de blog cité supra, nous en étudierons d’autres.

Dans le secteur de la construction automobile, Renault voire Stellantis sont de bons exemples de cet eugénisme managérial. Ghosn ne voulait que les meilleurs, était exigeant, et a d’ailleurs sorti Renault de l’ornière dans laquelle le constructeur se trouvait. Mieux que cela, il a même relevé Nissan, mal au point dans son archipel. Cette réussite ne mérite-t-elle pas des louanges ? Une telle réussite est effectivement remarquable, mais peut-elle absoudre toutes les déviances utilisées pour y arriver ? La fin (réussite) justifie-t-elle les moyens tels que les suicides au technopôle ou l’exécution en direct au journal de 20 h des (faux) espions (cf. ce billet) ?

Netflix est également une bonne illustration de cet eugénisme managérial. Son patron ne le cache pas (même s’il n’emploie pas ce terme), puisque sa devise est “no rules rules”. Le salarié est donc libre de travailler autant qu’il veut, de partir en vacances quand il veut, parce qu’il est considéré comme responsable. Cela paraît séduisant à première vue, mais s’il n’y a pas de règles, alors il n’y a pas non plus de critères objectifs pour évaluer le travail produit. Il est toujours possible de voir le côté positif de ce système, certains l’ont d’ailleurs fait. Il est tout aussi possible de voir, exprimées à demi-mots, les dérives du système : «Il y aura peut-être un peu de casse, certains auront peut-être du mal à encaisser le choc, mais c’est normal. Une fois que les choses auront décanté, votre personnel vous fera d’autant plus confiance». Cette façon de procéder montre non seulement un eugénisme revendiqué “La médiocrité n’a par ailleurs pas sa place chez Netflix. Le manager qui considère qu’une de ses ouailles ne mérite pas qu’on se batte pour la garder si elle envisage de partir doit s’en séparer.” mais en outre le terme de confiance, utilisé comme un mantra, peut laisser craindre l’existence de dérives sectaires. Faites confiance au chef, exigeant, mais qui sait où il vous mène, ce qu’il fait pour votre bien de surcroît.

Ces inquiétudes nous poussent à examiner les failles de ce type de management.

Ses failles

La première à sauter aux yeux est la désinhibition du mépris par la hiérarchie. Que ce soit chez Jobs (ce travail est de la merde) ou chez Netflix (le manager qui considère qu’une de ses ouailles… cf. supra) la personne n’est pas vue en tant que telle, mais uniquement à travers ce qu’elle apporte à l’entreprise. Comme l’avait déclaré un praticien de la sûreté : dans l’entreprise, tu es une bûche que l’on jette dans la chaudière. Tant que tu produis de la chaleur, tu restes, sinon tu dégages. Cela peut paraître dur mais juste, cependant la vie n’est pas linéaire, et chacun peut se trouver confronté à des événements qu’il n’avait ni souhaité ni anticipé, voire à des “temps faibles”. Ainsi Jobs est-il décédé d’un cancer du pancréas diagnostiqué trop tard. Même les meilleurs peuvent avoir leurs faiblesses. Et alors qu’il avait été “exigeant” toute sa vie envers ses collaborateurs, nul doute qu’il a dû apprécier que les soignants voient en lui une personne humaine, quand bien même l’issue était fatale.

Ce qui nous amène à évoquer le cas de la DRH d’entreprises adeptes de cet eugénisme managérial. Si l’on voit bien qu’on ne peut rien en attendre lors des temps faibles de sa vie professionnelle puisqu’elle n’hésitera pas à licencier pour ne conserver que les meilleurs, nous pouvons néanmoins nous demander quel crédit on peut accorder à des recruteurs chargés de dénicher les meilleurs lorsque ces meilleurs sont par la suite poussés au départ. Ces départs forcés ne montrent-ils pas une certaine incompétence des RH ? Dans le cas où ces départs sont peu nombreux, la théorie du loup solitaire (ou de l’erreur de casting) sortira de nouveau du bois. Mais est-il bien logique, alors que l’entreprise ne veut que les meilleurs des meilleurs, de conserver des RH qui se trompent ?

Puisque les RH peuvent se tromper et qu’ils ne veulent pas gérer les temps faibles de la vie professionnelle du salarié, nous pouvons nourrir des doutes légitimes quant à la pérennité de l’organisation. Quel peut être son avenir lorsque les meilleurs des meilleurs, ceux qui soutiennent l’entreprise, connaîtront eux-aussi une défaillance ? Nul n’est irremplaçable certes (sauf les dirigeants de ces entreprises, bien sûr), mais lorsqu’ils vivront eux-aussi des temps faibles de leur vie (professionnelle ou personnelle ayant des répercussions sur leur vie professionnelle), les plus chauds partisans de cet eugénisme reconnaîtront qu’ils peuvent être les victimes de cette pratique. Et si l’entreprise n’a pas anticipé ce temps faibles en recrutant rapidement un successeur au moins aussi talentueux que celui qui fait subitement défaut, elle se rendra compte que, paradoxalement, les meilleurs des meilleurs peuvent constituer une de ses failles. Nous voici alors confrontés à la question de la fiabilité de l’organisation.

Allons jusqu’au bout

Cette pathologie du management s’avère finalement paradoxale : elle présente des faiblesses alors même qu’elle se veut une illustration de la force puisque ses réalisations sont grandes, belles, admirables ! Comme le fait de ne recruter que les meilleurs constitue une de ses failles, la principale ne résiderait-elle alors pas dans le fait que l’entreprise repose in fine sur un seul homme, le patron charismatique, visionnaire, sûr de lui, etc. ? Un tel dirigeant permet de réaliser de grandes choses, mais cette dépendance peut être constitutive d’un manque de fiabilité et de résilience de l’organisation. Qu’advient-il en effet lorsque ce chef s’en va ? Apple surfe sur son image, Renault a connu une très mauvaise passe avec l’incarcération de son président, Stellantis n’a pas été au mieux et doit se réorganiser après le départ de Tavares, et la vie dans les entreprises françaises n’a pas forcément très bonne presse à l’étranger.

Supposons maintenant que le dirigeant charismatique qui a mis en œuvre cet eugénisme managérial reste en place longtemps, que risque-t-il de se passer ? Puisque seuls les “meilleurs” conservent leur poste, il est fort probable qu’à terme on ne trouve dans cette entreprise que des personnes parfaitement en phase avec leur dirigeant. Et à force d’être en phase avec lui, ils penseront comme lui, se transformant ainsi en un ensemble de clones, dont seul le modèle original importera, les autres n’en étant que des répliques. Alors, l’innovation se tarira par une espèce de consanguinité intellectuelle : tout le monde pensant de la même façon, une pensée unique et finalement stérile apparaîtra. Ainsi, l’entreprise autrefois innovante se transformera en une entreprise quelconque dans laquelle seul le chef importera. Cela rejoint ce qu’écrit Arendt dans Responsabilité et jugement où elle estime que les nazis et leurs suppôts avaient renoncé à penser par eux-mêmes, justifiant la déclaration d’Hitler selon laquelle il était le seul indispensable dans le Reich qui devait durer mille ans, tous les autres étant remplaçables.

L’eugénisme managérial (et ses conséquences) se transpose fort bien à la politique : nous obtenons l’image parfaite du dictateur obsédé par la grandeur de son pays, prêt à toutes les conquêtes, quoi qu’il en coûte, et à se priver des moins bons et des déviants, fut-ce au prix du goulag. Cette comparaison avec la politique n’est pas absurde puisque, dans les deux cas, le leader charismatique suscite un engouement fort en promettant de réaliser ce que les autres, englués dans leur humanité, sont incapables de faire. Nous remarquons également que la fin de telles aventures politique est toujours un échec, quel que soit le leader qui a mis en œuvre cet eugénisme managérial :  j’ai labouré la mer déclarait Bolivar au soir de sa vie. L’eugénisme managérial en politique a toujours conduit à un effondrement à plus ou moins long terme. Il serait étonnant qu’il en soit autrement dans l’entreprise, même si cette dernière rencontre de brillants succès initiaux.

Conclusion

Cette perversion du management repose sur un homme charismatique qui, tel un illusionniste, fait plonger ceux qui le suivent et ceux qui admirent ses méthodes dans un monde extraordinaire où la réussite est à portée de main. Main, manipuler, manipulateur, nul doute que l’échec sera tout d’abord vu comme une erreur de l’Histoire : nous étions vaincus, mais nous nous croyions innocents, écrivait Kageneck dans son Examen de conscience alors même qu’il n’est que la suite logique de cette pratique eugéniste.

Si ce mode de management qui semble avoir le vent en poupe actuellement est toxique et profondément inhumain, existe-t-il alors une autre forme de management qui respecte l’humain sans pour autant faire passer les résultats au second plan ? Sûrement, ce sera d’ailleurs l’objet de futurs billets.

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