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Les faillites du management

On parle beaucoup de l’augmentation des démissions, de la difficulté à recruter, du mal-être au travail et de l’échec d’entreprises jadis présentées comme des “pépites” industrielles. Ces échecs sont cependant peu analysés et le plus souvent mis sur le compte de la fatalité, de la concurrence ou d’autres facteurs exogènes à l’organisation. de ce fait, les échecs managériaux sont rarement mis en avant voire évoqués. Ainsi, dans le cas de faillites industrielles, certains estiment que la stratégie de l’entreprise était bonne, mais que sa mise en œuvre a été défaillante. Lorsqu’on refuse d’enfermer sa réflexion dans cette étonnante affirmation, nous en venons à nous demander si ces disparitions ne sont pas les conséquences de faillites managériales. Pourquoi en effet telle entreprise échoue alors que d’autres dans le même secteur affichent une santé insolente ? Les managers n’ont-ils pas une part de responsabilité dans ces échecs ? De même, si l’organisation n’arrive pas à recruter ou laisse s’instaurer un certain mal-être au travail, le management n’en est-il pas responsable ? C’est en tout cas ce qu’ont pensé les juges dans l’affaire des suicides de France Telecom qui a conduit à formaliser le harcèlement moral institutionnel lequel a d’ailleurs été confirmé en appel. Sans pour autant exonérer les collaborateurs de toute responsabilité, il apparait pertinent de nous interroger sur les échecs managériaux et leurs causes, afin de les identifier au plus tôt, voire de les prévenir.

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Qu’est-ce que manager ?

Il est tout d’abord indispensable de définir le verbe manager. Ce n’est pas aisé, quand bien même les écoles de management se multiplient, que nombre de MBA existent, et que l’on voit des managers à tous les niveaux de la hiérarchie. Une définition consensuelle peine à voir le jour, tant chaque personne souhaite apporter sa nuance à la définition.

Il est cependant intéressant de remarquer que le télétravail consécutif au confinement a poussé un certain nombre de managers à se demander ce qu’était réellement manager. Leurs collaborateurs n’étant plus “à portée de main”, il a fallu leur préciser ce qu’ils devaient faire : quelle mission accomplir, avec qui, quel délai de réalisation, etc., éléments qui pouvaient être calés au fur et à mesure de l’avancée du travail lorsque tous les collaborateurs étaient présents. Notons que certaines entreprises refusent encore maintenant de pratiquer le télétravail…

Cette parenthèse du confinement a implicitement rappelé les quatre termes qui, pour Fayol, résumaient le management : planifier, organiser, diriger, contrôler (PODC) comme l’illustre cette vidéo. Cela revient à dire que le manager décline sa mission dans 4 domaines : la planification, l’organisation des moyens en vue de l’atteinte du but fixé, la direction et le contrôle de l’action décidée. Ce qui peut faire beaucoup pour une seule personne et soulève la question des capacités réelles des personnes choisies pour manager : ont-elles les compétences et qualités nécessaires pour mener à bien ces quatre actions ? L’observation montre que tous n’y arrivent pas, cet échec amenant parfois l’organisation au bord de la catastrophe. Si ces échecs ne sont pas plus souvent mentionnés, c’est parce qu’il est difficile de les attribuer à un manager plus qu’à un autre : de même qu’un bateau court sur son erre après avoir coupé les moteurs, nous pouvons définir l’erre d’une organisation par sa capacité de continuer d’agir correctement en l’absence de management ou de directives claires. L’erre d’une organisation fait que même lorsqu’elle est dirigée par des incompétents, elle poursuit son chemin un certain temps. Elle amène donc à considérer comme responsable le dernier manager en place alors que les causes profondes peuvent être antérieures à sa venue.

Faillites en stock

Prenons quelques exemples de faillites managériales et passons les au crible du tamis PODC.

– Dans le cas des affaires pudiquement qualifiées “d’abus” par les évêques de France, nous voyons que la direction et le contrôle (que les évêques doivent exercer sur les prêtres) ont été défaillants. Le Monde du 25 mai 2024 consacre un reportage à un religieux pédocriminel qui attend son procès et déclare : « En Guinée, je me suis senti pousser des ailes. Je pouvais abuser. J’étais intouchable. » Le même article précise que le premier signalement interne concernant ce criminel remonte à 1975… La faillite est flagrante tant dans le contrôle (des faits postérieurs à 1975 ont eu lieu) que dans la direction (est-il logique de laisser un pédocriminel œuvrer auprès d’enfants ?). La faillite du contrôle est manifeste dans tous les faits qualifiés d’abus. C’est d’ailleurs ce qu’a reconnu l’évêque d’Orléans lorsque au procès d’Olivier de Scitiveaux il a déclaréJe n’ai pas fait assez, j’aurais dû faire mieux“. C’est le moins que l’on puisse dire, surtout lorsqu’on étudie attentivement la chronologie des faits. Ne rien faire pendant toutes ces années relève de l’aveuglement volontaire ou de la tétanie persistante.

– La descente aux enfers d’Atos illustre une autre manifestation de la faillite du management : les fréquents changements de stratégie et de dirigeants révèlent des lacunes certaines dans la planification. Les récents pas de deux avec Layani et Kretinsky sont révélateurs de ces errances. Après avoir refusé l’offre de Kretinsky (qui avait annoncé que l’état des comptes était bien plus préoccupant qu’annoncé), celle de Layani a été retenue avant que ce dernier ne jette l’éponge une semaine après l’acceptation de son offre… car son consortium estimait l’état des comptes plus préoccupant qu’annoncé. In fine, Layani a décidé de quitter le conseil d’administration d’Atos, coupant ainsi les ponts avec cette entreprise. Ces lacunes dans la planification peuvent être la conséquence d’une direction parfois étonnante puisqu’on apprend que des discussions avec un repreneur potentiel n’ont pu avoir lieu car le président du conseil d’administration s’adonnait au plaisir de la régate transatlantique. Comment peut-on conserver ses équipes mobilisées lorsque les managers montrent un engagement très relatif ?

– Les auditions sénatoriales du PDG de Boeing (ici) et de ses employés () montrent un manque flagrant de direction et de contrôle dans l’entreprise. L’écoute des déclarations de M. Calhoun montre qu’il n’a pas exercé ses prérogatives de direction et de contrôle. Ainsi, lorsqu’il lui est reproché le sort réservé aux lanceurs d’alerte, il répond (à 9′ environ) qu’il ne les a ni reçus ni écoutés, mais que ce serait une bonne idée de le faire. Plus loin (à 25′ environ) il lui est reproché “the FAA also says that Boeing still has not implemented the recommended steps back from 2019 and 2020. After the max crashes you still have not taken the appropriate safety procedures or implemented what they recommended.” et, quelques instants après We’ve had multiple whistleblowers come before this committee and allege that Boeing is cutting every possible corner on quality and safety not just in the past but now. They’ve alleged that you’ve eliminated safety inspections that there are fewer in quality and there are fewer inspectors doing quality inspections out there. They’ve alleged that when they raised quality issues and concerns, they were reassigned. They were retaliated against they were physically threatened.” Ces défaillances sont confirmées par M. Calhoun qui répond que la qualité des contrôleurs a augmenté… Toute l’audition est à écouter ou lire, tant elle illustre la faillite du management. Remarquons également que lorsqu’il est mis face à ses responsabilités, le manager défaillant n’assume pas. Preuve en est l’échange à 1’40 : “You accept that Boeing was responsible for those crashes and 346 deaths? I accept that MCAS (manoeuvering characteristics augmentation system) and Boeing are responsible for those crashes”. Diluer les responsabilités est une manœuvre d’évitement commune.

– Gardons le meilleur pour la fin, car il illustre toutes les faillites possibles du management. Vous êtes encouragé à lire l’ouvrage Apprendre et servir, opportunément et brillamment sous-titré Kafka au ministère. Vous y verrez comment un chef de service peut ne rien planifier (ou pour le moins ne communiquer aucun de ses plans à ses collaborateurs), ne rien organiser sinon ce qui sert ses intérêts propres, ne pas diriger mais rabrouer tous ceux qui ne le servent pas aveuglément et ne rien contrôler ce qui l’amène à faire rejaillir la responsabilité des échecs sur ses collaborateurs. Fiction, penserez-vous ? Non, j’en ai connu un qui lui ressemblait trait pour trait (nota : je ne suis pas l’auteur de cet ouvrage). Il se pourrait même que ces deux personnes n’en soient qu’une, mais cela demanderait une investigation plus poussée. Cet exemple est très instructif, car il nous montre que lorsque le mauvais management existe et dure dans le temps, la hiérarchie du manager défaillant est le plus souvent elle aussi défaillante. Si elle était à la hauteur de sa tâche, elle aurait contrôlé le manager défaillant et l’aurait sanctionné si nécessaire. Ce faisant, elle aurait prouvé sa légitimité. Mais lorsque le manager défaillant poursuit sa carrière et que ses victimes en paient le prix, alors les supérieurs dudit manager sont également défaillants voire complices. C’est à ce moment que cela devient systémique et que les abus (de toute nature) peuvent se poursuivre.

Remèdes à un management défaillant

Au vu de ce constat peu réjouissant, la question de la formation des managers est posée, aussi paradoxal que cela puisse paraitre vu le grand nombre d’écoles de management existantes. Il s’avère cependant qu’en dépit de cette profusion, les managers sont peu formés au management, des discussions avec des enseignants-chercheurs confirmant cette affirmation contre-intuitive. Cette vidéo le montre aussi, reliant le mauvais management au mauvais apprentissage (ou à son absence). La formation continue pourrait être un remède, mais il est à craindre que peu de managers la suivraient, persuadés qu’ils n’ont rien à apprendre puisqu’ils pratiquent depuis de nombreuses années.

Un autre point à travailler est le respect et la considération que les managers doivent témoigner à leurs subordonnés et collaborateurs car les mauvais managers n’ont souvent qu’un piètre respect envers leurs collaborateurs. Preuve en est dans l’audition du patron de Boeing cette séquence surprenante : “After whistleblower John Barnett raised his concerns about missing parts, he reported that his supervisor called him 19 times in one day and 21 times another day. And when Barnett asked his supervisor about those calls, he was told, quote, I’m going to push you until you break. He broke.” S’il est compréhensible que l’organisation ne déroule pas le tapis rouge aux lanceurs d’alerte, un tel harcèlement montre le peu de respect et de considération qui a été témoigné à cet employé de Boeing. Ces faits semblent assez proches du harcèlement moral institutionnel reproché à FranceTelecom…

Après un tel constat, se pose la question de l’attitude à adopter en cas d’échec managérial. Deux positions s’opposent. Celle du manager défaillant qui refusera le plus souvent de reconnaitre ses erreurs et échecs et fera tout pour noyer le poisson et diluer sa responsabilité. L’audition de M. Calhoun le montre bien. L’autre est celle des victimes de ce management défaillant qui pourraient poser la même question que celle d’un sénateur (à 29’30) : Why haven’t you resigned? La réponse est hallucinante : Senator I’m, I’m sticking this through. I’m proud of having taken the job. I’m proud of our, proud of this record, record, and I am probably, safe record of our Boeing people. Nous retrouvons ici le manque de considération évoqué plus haut. Autre illustration, la série Unbelievable (inspirée de faits réels) montre des enquêteurs poursuivant une victime de viol après l’avoir fait revenir sur ses déclarations, au motif qu’elles étaient confuses. Aucun d’eux ne se remettra en question lorsque, finalement, les faits seront avérés. De retour dans le monde réel, nous remarquons que dans le scandale (international) de viols par le clergé, seul l’épiscopat chilien a tiré une partie des leçons de l’affaire en démissionnant collectivement. Démissionner ne résout pas tous les problèmes, mais rester en place et ne pas tirer les leçons des échecs est le meilleur moyen pour qu’ils se reproduisent.

Conclusion

Plusieurs facteurs expliquent le nombre important de mauvais managers. La méconnaissance de la définition du management, le manque de formation des managers quel que soit leur niveau hiérarchique, le peu de considération portée à leurs collaborateurs et leur focalisation sur des indicateurs utiles mais qui ne sauraient refléter la qualité du management. Puisque la définition est mal connue et que les indicateurs utilisés n’ont que peu de rapport avec ce qu’est le management, des abus sont à craindre, quelle qu’en soit la manifestation.

Comment y remédier ? Deux pistes semblent intéressantes. Tout d’abord évaluer la pratique managériale telle que les collaborateurs la ressentent. Pour cela, chaque lecteur est invité à participer à ma recherche en ligne qui ne prend pas plus de 2 minutes et que vous trouverez sur cette page du blog. Les résultats de cette enquête permettront dans un premier temps de déterminer si les évaluations des managers sont sincères ou biaisées et d’évaluer ce biais. A partir de la collecte de ces informations, il sera possible (deuxième piste) de proposer une formation au management la plus en phase possible avec la réalité.

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