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Partie prudentielleProfession

La part prudentielle d’un métier

Récemment (le 03/12/2020), Philippe Chapleau a publié dans son blog un article (intéressant à bien des aspects) rédigé par un invité. Partant du drame qui eut lieu lors d’une séance de bahutage à Saint-Cyr, l’auteur estime que c’est la conséquence d’un “fonctionnement en vase clos” et que, pour lutter contre cela, il serait notamment judicieux que des civils intègrent l’armée : “Dans un monde d’agilité et d’innovation, l’ouverture doit être de mise. La comparaison avec les États-Unis montre qu’une certaine perméabilité du tissu militaire est possible et bénéfique.” est-il même ajouté.

L’auteur poursuit “D’autre part, il faudrait enfin appliquer l’article L4132-13 du code de la défense qui permet l’accès des corps militaires aux fonctionnaires civils.” L’ambition n’est pas cachée, il s’agit d’intégrer l’armée à l’un des grades d’officier supérieur voire directement à celui de général.

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Les commentaires du billet sont plutôt peu favorables à cette proposition, ce qui pourrait être vu comme un réflexe corporatiste. Nous allons voir pourquoi il n’est cependant pas possible de donner tort aux commentateurs du billet.

L’auteur invité, enseignant dans une grande école militaire, oublie (ou ignore) en effet que le métier militaire (ce n’est pas le seul, les métiers médicaux sont aussi dans ce cas) comprend, à côte de sa part normée qui s’enseigne (la méthode de raisonnement, les capacités des armes, etc.) une part de phronesis (φρόνησις en grec ancien). La phronesis est un concept employé en particulier dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, qui a été successivement traduit par « prudence » puis par « sagacité ». En anglais, on le trouve le plus souvent traduit par « practical wisdom » (« sagesse pratique ») par opposition à la « sagesse théorétique » bien que le mot « prudence » soit aussi parfois utilisé, sans pour autant faire l’unanimité. Cette phronesis désigne des aptitudes particulières nécessaires à l’appréhension de situations complexes pour lesquelles il n’est pas possible d’appliquer des recettes éprouvées [1].

Au vu de cette dernière définition, nous voyons qu’elle sera particulièrement nécessaire au chef plongé dans le brouillard de la guerre clausewitzien (absence ou flou d’informations [2]) et confronté à la friction [2]. Au sujet de cette dernière, le général prussien précise « On ne pourra jamais apprendre les frictions par la seule théorie : il y manquerait un instinct et un sens presque tactile » [2]. Apprendre les frictions impose donc leur appréhension dans des conditions réelles. Et c’est là que nous rejoignons ce qu’écrit Champy à propos de la phronesis : c’est un mode de pensée pour l’action en situation d’incertitude irréductible [3]. Le brouillard de la guerre et la friction sont une bonne illustration de ces situations d’incertitude irréductible. Le même auteur estime que cette sagesse pratique est une présence au monde, une attention au concret visant à en apprendre quelque chose et agir en faisant feu de tout bois : les savoirs théoriques, les protocoles, l’expérience, les données des sens, les informations obtenues par des moyens techniques sophistiqués, etc. [3] Ce parallèle semble d’autant plus pertinent qu’il poursuit en précisant : Dans ces situations, l’application mécanique de règles abstraites, de procédures formalisées, de savoirs scientifiques ou de routines peut conduire à des actions peu pertinentes. Ces situations requièrent au contraire une attention particulière à leurs caractéristiques concrètes, et une délibération quant à la réponse à apporter [3]. Nous remarquons que ces propos sont adaptés aux situations de combat dans lesquelles savoir et expérience sont mis à contribution.

Cette phronesis qui repose en partie sur des bases théoriques (les savoirs, les protocoles), mais également sur de l’intangible (l’expérience, les données des sens) se développe plus qu’elle ne s’acquiert, mais il serait injuste de la faire reposer sur du vent : un mulet qui aurait suivi toutes les campagnes du maréchal de Saxe, n’en resterait pas moins un mulet disait Frédéric II. L’acquérir nécessite de l’expérience, et si les diplômes et savoirs théoriques sont un socle nécessaire, ils ne sont pas pour autant suffisants.

C’est pourquoi la proposition de l’auteur, bien que séduisante pour certains, ferait courir plus de risques qu’elle n’offrirait d’avantages si elle conduisait à nommer à la tête d’unités opérationnelles des chefs recrutés de cette façon.


1 : Champy, F., & Deplaude, M.-O. (2015). Comment parler des professions ? Sagesse pratique, vulnérabilités et protections professionnelles.

2 : Clausewitz, De la guerre

3 : Cf. http://www.carnetsdesante.fr/Champy-Florent

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