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Sûreté d'entreprise

Pourquoi la sûreté n’est pas stratégique

Lorsqu’on évoque le caractère stratégique de la sûreté d’entreprise, on ne peut que constater un décalage dans les paroles des débatteurs. Si certaines associations de praticiens affirment ce caractère stratégique, aucun chef d’entreprise ne s’y aventure. Ces derniers évoquent voire confirment son importance, sans pour autant se hasarder à franchir le pas. Ce décalage persistant étonne, car les efforts oratoires et déclaratoires des associations de praticiens sont remarquables : se poser en partenaire, exigeant qui plus est, du ministère de l’Intérieur n’est pas rien. Les associations de directeurs financiers des entreprises s’estiment-elles des partenaires exigeantes du ministère des finances ? Celles de DRH ont-elles la même prétention envers le ministère du travail ? A moins que l’affirmation publique du caractère stratégique d’une fonction plutôt méconnue dans l’entreprise ne traduise une volonté de la faire monter en gamme en la proclamant stratégique afin que tout le monde s’y intéresse. C’est alors méconnaitre l’échelle de professionnalisation d’un métier (que l’on peut trouver à la p 111 dans cette thèse) et cela pourrait inciter les plus caustiques à se remémorer une célèbre fable de La Fontaine.

Voyons plus précisément pourquoi cette affirmation ne correspond pas (encore) à la réalité.

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Le manque d’intérêt

Un premier point qui saute aux yeux, c’est que les “grands patrons” et même les moins grands, ne sont pas passé par la direction sûreté de l’entreprise avant d’arriver au poste sommital. Logique, diront certains, la sûreté n’existe que depuis peu. Faux répondront d’autres, Fayol la mentionne en 1916 dans son Administration industrielle et générale parmi les 6 fonctions de l’entreprise : technique, commerciale, financière, de sécurité, de comptabilité, administrative. Au-delà de ces éventuelles polémiques, remarquons que si elle ne fait pas partie du cursus honorum des patrons, c’est que de facto elle n’est pas estimée importante par ces derniers. D’ailleurs, quelles sont les écoles d’ingénieurs et de management qui forment à la sûreté ? Prenons le cas de l’école polytechnique : la sécurité du site est déléguée, telle un sale boulot, à la Gendarmerie et à la Police, et aucun élève n’est invité à s’y intéresser.

S’il n’existe pas de formation à la sûreté dans les grandes écoles, nous pouvons alors affirmer, sans risquer de trop nous tromper, que sa place au sein de l’entreprise n’est pas si importante que certains le disent. Ceux qui demeureraient sceptiques sont invités à regarder la liste des commissions mises en place par le MEDEF. On y trouve un peu de tout, sauf de la sûreté : de la fiscalité, de la consommation, de l’énergie, du numérique et de l’innovation, et dans les commissions transverses du sport et de la culture (entre autres). La sûreté serait-elle donc moins importante que le sport et la culture ?

C’est ce manque d’intérêt avéré pour la sûreté qui amène vraisemblablement des entreprises cotées au CAC 40 à ne créer leur fonction sûreté qu’en 2018, et d’autres à laisser le poste vacant plusieurs mois, alors que celui de DRH ou de directeur financier aurait été vraisemblablement pourvu bien plus vite.

Une communication défaillante

A la décharge des chefs d’entreprise, nous ne pouvons que regretter que la sûreté est bien mal défendue par ceux qui devraient en faire la promotion. Ainsi, dans son numéro du 06/07/2023, le magazine Challenges interroge le président du CDSE sur les raisons de l’embauche de généraux 2S comme directeur sûreté dans plusieurs entreprises. Au lieu d’exposer les qualités nécessaires à l’exercice du poste et leur maitrise par les titulaires du poste ou encore l’expérience accumulée par ces anciens militaires, la réponse est surréaliste, au sens propre du terme à savoir utilisant toutes les forces psychiques (automatisme, rêve, inconscient) libérées du contrôle de la raison et en lutte contre les valeurs reçues (merci wikipedia) puisqu’il déclare (sans fard prend soin de préciser le journaliste) : le premier facteur, c’est le prestige : avoir un général dans son équipe, ça fait chic. Quelques lignes plus loin, un léger correctif apparait : mais il y a aussi bien sûr l’expertise des chefs militaires sur les sujets sécuritaires, qui est particulièrement intéressante, notamment pour des entreprises classées opérateurs d’importance vitale (OIV). Comment peut-on penser qu’une fonction dont le titulaire n’est là que parce que cela fait d’abord chic peut être stratégique ? Telle qu’elle est décrite, cela ressemble au syndrome Bigeard : on prend un général célèbre qu’on bombarde secrétaire d’État à la défense en pensant qu’il fera des miracles, tout en donnant raison à Ocqueteau lorsqu’il pointait du doigt la militarisation du poste : la séduction exercée dans la plupart des grandes entreprises par les agents issus des mondes militaire et gendarmique devrait faire durablement sentir ses effets. Nous ne sommes pas en mesure d’interpréter définitivement ce phénomène, quand bien même nous avons cherché à contrôler la représentativité de l’échantillon. Sauf à ce que nous soyons en présence d’expériences malheureuses dans les entreprises ou de directions d’entreprises aux idéologies ostensiblement anti-militaires, rien ne permet de penser que le flux important de la reconversion des militaires dans la sécurité-sûreté de l’entreprise se tarisse rapidement. Profils et trajectoires des directeurs sûreté. Sécurité et Stratégie, 5(1), 39–53. Nous pouvons aussi être un peu perplexe au vu de la faiblesse de la réaction des intéressés à ces propos.

Cette regrettable déclaration ne peut cependant occulter la dévalorisation du métier par ses praticiens. Combien de fois avons-nous entendu, de leur bouche même, des expressions telles que : la sûreté, mais c’est du bon sens, ou encore c’est une disposition que tout le monde devrait avoir. Le comble ayant été atteint à l’occasion d’un événement où j’avais pu exposer mes travaux (mais pas plus de trois minutes, voir ce billet) où, lorsque j’avais demandé ce que le directeur sûreté était le seul à savoir faire dans l’entreprise, j’ai obtenu pour réponse : répondre au téléphone à 4 h du matin. Au même niveau que le caporal de semaine…

Tout ceci fait, qu’in fine, les chefs d’entreprise n’ont pas les yeux de Chimène pour la sûreté de leur entreprise. G. Pépy avait d’ailleurs déclaré lors d’un précédent colloque du CDSE : « ils [les directeurs sûreté] sont d’abord des professionnels du métier avant d’être des experts de sécurité. Parce que c’est ça qu’on veut. » Imagine-t-on un chef d’entreprise déclarer la même chose à propos de son directeur financier, de son DRH ? Là aussi, aucune réaction des intéressés.

Une hypocrisie organisationnelle

De tout ceci émergent bien peu d’arguments rationnels en faveur du caractère stratégique de la sûreté, de son directeur, ce qui amène à se poser la question de sa légitimité. Non pas celle consistant à savoir si le titulaire du poste s’estime légitime (le contraire serait paradoxal), mais celle consistant à demander aux directeurs des autres fonctions de l’entreprise (RH, finance, etc.) s’ils le trouvent légitime. Au vu des arguments énoncés supra, nous pouvons craindre que sa légitimité reste à construire.

La faiblesse des discours défendant le caractère stratégique de la sûreté étonne tout autant que le mimétisme dans le choix des titulaires du poste. Il semble que les recruteurs ne raisonnent pas en termes de fins mais de moyens. Au lieu de se demander quels sont les défis et menaces de l’entreprise et donc ce qu’il lui faudrait, on recrute une personne en espérant qu’elle réponde à l’idéal-type d’une fonction aux contours mal définis et dont on attend, finalement, quoi ? Le mimétisme dans le choix du directeur sûreté montre-t-il la stratégie de l’entreprise ou prouve-t-il la vacuité de la réflexion sur ce sujet et son ralliement à la théorie des conventions ?

De tous ces éléments découle une conclusion assez simple à tirer : dans bien des cas, la sûreté d’entreprise est une hypocrisie organisationnelle, dont l’entreprise n’attend pas grand chose. Le comble de la sûreté -hypocrisie organisationnelle- étant de discourir sur le “continuum de sécurité” qui en est une autre (article de votre serviteur à paraitre). Voir ces deux hypocrisies organisationnelles s’évoquer mutuellement n’est pas une surprise. Ce n’est pas seulement une façon de se renvoyer l’ascenseur, mais c’est aussi une façon de se voir légitimé par autrui.

Et pourtant

Le directeur sûreté peut cependant être fort utile à une entreprise, pour peu que l’on accepte de s’extraire des clichés et idées-reçues qui polluent la réflexion. Une des possibilités est qu’il s’approprie la question de la prévention des risques, notamment lorsqu’une normalisation de la déviance apparait. En effet, au vu du recrutement actuel des praticiens, leurs qualités pourraient être mises à profit pour déceler les événements annonciateurs d’un tel dysfonctionnement.

Pourquoi leur confier cette mission ? Parce qu’à chaque fois qu’une organisation a normalisé la déviance, elle a dû en subir les conséquences, mortelles parfois, mais aussi réputationnelles. S’assurer que les déviances ne sont pas normalisées permettrait alors de préserver la réputation de l’organisation et d’en faire ainsi un avantage concurrentiel.

Conclusion

Ajoutons pour finir un dernier élément à ceux précédemment cités qui ne jouent pas en faveur d’une rapide reconnaissance de son caractère stratégique. On n’a vraisemblablement pas assez mesuré les répercussions des affaires Renault et Lafarge sur la sûreté. Dans les deux cas, même si ces affaires ont été un peu rapidement mises sur le compte de la sûreté et de son directeur alors que le décideur demeure seul responsable de ses décisions (“être chef, c’est précisément être responsable” écrivait Saint-Exupéry), l’effet sur cette direction est délétère : la direction qui devait protéger l’entreprise a failli. Les dirigeants d’entreprise pourraient alors se satisfaire qu’un bouc émissaire existe, car il leur permet de se dédouaner sur le coup. Cependant, le principe de réalité finit toujours par faire irruption et condamne le patron à boire le calice jusqu’à la lie : ni Carlos Ghosn ni Bruno Lafont ne dirigent plus d’entreprise. Le sacrifice de leur directeur sûreté n’aura pas été suffisant.

Il devient alors indispensable de prendre conscience de ce problème et, plutôt que d’entretenir une illusion, réfléchir davantage à la question du caractère stratégique de la sûreté, quitte à inviter des scientifiques à réfléchir avec les praticiens.

La sûreté n’est donc pas stratégique. Est-ce si grave ? Beaucoup d’autres fonctions de l’entreprise ne sont pas non plus stratégiques.

Et reconnaissons qu’il y a d’abord un véritable travail de fond à effectuer pour être reconnue stratégique.

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