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Communauté épistémique et de pratique

Développé par J. Lave & E. Wenger (1990), le concept de communauté de pratique désigne des groupes de personnes engagées dans une même pratique, communiquant régulièrement au sujet de leurs activités. Dans une telle communauté, les membres chercheront principalement à développer leurs compétences individuelles dans la pratique considérée. Pour cela, ils échangeront afin de construire et partager un répertoire commun de ressources (E. Wenger, 1998). Ces communautés sont alors naturellement orientées vers leurs membres (J. Lave & E. Wenger, 1990 ; J. S. Brown & P. Duguid, 1991).

A côté de ces communautés, les communautés épistémiques s’apparentent à de petits groupes de travail composés d’agents travaillant sur un sous-ensemble de problèmes liés à un type de connaissance. Ces personnes acceptent une autorité procédurale reconnue de la même façon par tous et jugée essentielle au succès de leur activité cognitive (R. Cowan et al., 2000). Leur objectif est de créer de la connaissance ainsi qu’une structure commune permettant sa compréhension partagée.

Pour le dire plus simplement, les communautés épistémiques sont orientées vers la création de nouvelles connaissances, alors que les communautés de pratique sont orientées vers la réussite d’une activité. Dans ce dernier cas, la création de connaissances est un résultat involontaire (Créplet et Dupouet, 2001).

Différences pratiques entre les communautés

L’observation de deux milieux, celui de la forensique et celui de la sûreté d’entreprise, permet de bien distinguer ces deux types de communauté.

Le monde de la science forensique s’est organisé en une communauté épistémique qui accueille volontiers universitaires et praticiens. La réalisation récente la plus marquante de cette communauté est la déclaration de Sydney qui précise ce qu’est la science forensique, à savoir celle qui a pour objet d’étude la trace. Régulièrement, cette communauté épistémique se réunit pour échanger sur ses découvertes, ses retours d’expérience et faire ainsi progresser la science et ses pratiques. C’est à Sydney que s’est tenu la dernière rencontre triennale de l’IAFS à laquelle j’ai participé. Dans ce type d’événement, la discussion et la confrontation d’idées sont la règle. Après une session plénière matinale, plusieurs ateliers ont lieu simultanément traitant de thèmes très divers. Cette année, 24 thèmes différents ont été étudiés et fait l’objet d’échanges.

La sûreté d’entreprise n’a pas encore créé de communauté épistémique, mais les communautés de pratique se sont développées. Le CDSE, l’Agora des directeurs sûreté, l’IEESSE, sont des lieux où leurs membres peuvent échanger sur leurs pratiques, mais qui ne s’ouvrent que parcimonieusement aux universitaires. Les événements organisés auxquels il m’a été donné de participer ressemblent plus à des communications verticales où le public écoute qu’à des échanges voire des confrontations. Et lorsque confrontation il y a, elle demeure embryonnaire. Prenons l’exemple du dernier colloque du CDSE où, parmi les 16 intervenants (sans compter les présidents sortant et entrant) nous comptons 5 membres de l’administration d’État, 4 politiques, 4 praticiens de la sûreté (au sens large), 2 membres d’entreprise et un seul universitaire. En 2022, parmi les 20 intervenants figurent 8 membres de l’administration d’État, 7 membres d’entreprise, 4 praticiens de la sûreté et le grand rabbin de France difficilement classable. S’il n’y a pas d’uniformité des professions exercées et des parcours personnels, la diversité demeure cependant relative.

L’indispensable utilité de la communauté épistémique

Si l’utilité des communautés de pratique est avérée, le risque est qu’en l’absence de communautés épistémiques à leurs côtés, elles se referment sur elles-mêmes et deviennent des clans autocentrés. Cette évolution risque alors de scléroser la profession dans la mesure où aucun point de vue extérieur (donc hétérodoxe ou provocateur, mais néanmoins argumenté) ne viendra la bousculer dans ses certitudes.

Là encore, l’exemple de la communauté forensique est intéressant. S’étant initialement développée autour des laboratoires d’analyse, elle a évolué pour questionner la place du laboratoire central qui va devoir se réinventer du fait de la transformation numérique. C’est ainsi la preuve qu’il est possible de créer une communauté épistémique tout en conservant les communautés de pratique déjà existantes. Cela entraîne cependant une redistribution des pouvoirs, car si le praticien était fort logiquement au centre de la communauté de pratique, il n’est pas certain de le rester dans une communauté épistémique : il devra partager la place d’honneur avec des scientifiques. On peut avoir un aperçu des blessures personnelles entraînées par le passage de la communauté de pratique à l’épistémique en se référant au texte de Pascal, Trois discours sur la condition des grands qui montre implicitement que dans une communauté épistémique, il faut prouver ses connaissances et sa compétence et non se satisfaire de ses titres, aussi nobles soient-ils. Ajoutons que les apports de la communauté épistémique semblent d’autant plus intéressants que certains scientifiques ont auparavant été des praticiens, et que certaines personnes cumulent les deux fonctions, praticien et universitaire.

Passage de la communauté de pratique à l’épistémique

Pour passer de la communauté de pratique à l’épistémique, plusieurs points éléments doivent être pris en considération. Il est indispensable de se concentrer sur la stratégie et non sur les seuls moyens, accepter les critiques (avec les éventuelles blessures d’amour-propre qu’elles occasionnent au début), et créer des projets communs entre les praticiens et les scientifiques. Cela peut passer par l’organisation régulière de rencontres dans lesquelles le public est autorisé à faire entendre sa voix et même incité à “challenge [his] heroes” (comme un orateur à Sydney a encouragé le public à le faire).

Cela nécessite non seulement une envie de faire progresser le métier, objet de la communauté, mais également un changement de mentalité en acceptant que des universitaires puissent apporter quelque chose à des hommes d’action. Olivier Ribaux cite dans Police scientifique, le renseignement par la trace Vollmer qui écrivait en 1930 “le temps est venu pour les départements en charge de la police de se permettre d’admettre franchement que la science peut les aider à appréhender le criminel”. Ribaux commente ainsi cette citation Il se heurtait à des résistances farouches : d’une part, cette ouverture universitaire collait aux  policiers une étiquette d’intellectuels embarrassante pour des hommes d’action, et, d’autre part, des milieux académiques considéraient cette association avec la police avec méfiance et estimaient que l’Université sortait de son rôle en hébergeant une telle formation professionnelle. Cette remarque de Ribaux n’est pas encore démentie par la situation actuelle et s’avère pertinente dans d’autres milieux.

Comment ce passage de la communauté de pratique à l ‘épistémique se manifestera-t-il publiquement, car des travaux internes peuvent avoir lieu sans qu’ils soient publics ? Un des indicateurs sera la transformation des colloques proches de la réunion du comité central du PCUS où tout dissident est promis au goulag (lorsque les prises de parole du public sont autorisées), à des réunions où les interactions avec le public sont la règle, éventuellement composées de plénières et d’ateliers d’échanges et de discussions, aptes à faire progresser ceux qui y participent. Notons que cette année, l’IAFS a mis en place un “contradicteur” dans certains ateliers : il avait pour objectif de susciter la réflexion en n’adoptant pas nécessairement le point de vue de l’animateur. Audacieux, mais intéressant. Logique cependant, car la communauté épistémique admet qu’il y a encore du pain sur la planche et que toutes les bonnes volontés sont les bienvenues.

Conclusion

In fine, la question qui se pose est de savoir s’il peut être utile de créer une communauté épistémique qui rompra avec les habitudes de la communauté de pratique. La comparaison entre les deux communautés exposées dans ce billet montre les avantages de la communauté épistémique : elle a fait et continue de faire avancer la science forensique et ses praticiens.


Bibliographie

BROWN J.S. & DUGUID P. (1998), Organizing Knowledge, California Management Review, Vol. 40, n° 3, pp. 90-111.

COWAN R., DAVID P.A. & FORAY D. (2000), The Explicit Economics of codification and Tacitness, Industrial and Corporate Change, vol 9, n° 2, pp. 211-254.

CREPLET F (2001), Pour une approche des PME : leur évolution et leur développement dans une perspective cognitive – entre communautés d’Action et communautés de Savoir, thèse de doctorat de gestion, université Louis Pasteur, Strasbourg 1.

CREPLET F, DUPOUET O, KERN F, MUNIER F. Dualité cognitive et organisationnelle de l’entreprise : le rôle différencié du manager et de l’entrepreneur. In: Revue d’économie industrielle, vol. 95, 2e trimestre 2001. pp. 9-22.

LAVE J. & WENGER E. (1990), Situated Learning : Legitimate Peripheral Participation, Cambridge University Press, New York NY.

RIBAUX O. (2020), Police scientifique, le renseignement par la trace, Presses polytechniques et universitaires romanes.

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