L’entreprise une armée pas comme une autre
On entend souvent dire qu’il serait utile que l’entreprise s’inspire des armées, notamment en ce qui concerne son management. Cette remarque est en fait étonnante, car cela signifie qu’il serait possible de décorréler une organisation de son mode de management. Or les scientifiques nous ont appris, au fil du temps, qu’il existait plusieurs formes d’organisation : bureaucratie, adhocratie, HRO, organisation pérennes, etc. Si chaque organisation a développé ses spécificités (fiabilité, pérennité, innovation), elle l’a accompagné d’un mode de management qui lui était adapté. S’ensuit qu’on ne peut modifier le mode de management d’une organisation sans la modifier profondément. Il suffit pour s’en convaincre de prendre le cas de 3M, entreprise jugée la plus innovante qui fit appel à James McNerney de General Electric pour redresser l’entreprise avec la méthode Six Sigma. Moins de 5 ans après son arrivée, Mc Nerney quitta 3M pour Boeing, l’application des méthodes et donc du management qu’il préconisait fut préjudiciable à l’esprit d’innovation de l’entreprise : “During his tenure between 2000 and 2004, McNerney sought to improve operational efficiency by establishing central control, introducing Six Sigma3 initiatives and standard routines, and placing an emphasis on projects with the potential to yield quick results. Even though 3M’s profits improved, these changes appear to have had an adverse impact on 3M’s culture of innovation.” L’échec de cette implantation d’un mode de management étranger à l’entreprise pose alors la question de savoir si l’entreprise peut copier les armées, ou s’il n’existe pas des différences inconciliables entre les armées et les entreprises, mis à part la différence de statut civil/militaire.
Avant d’étudier les différences de formes entre l’entreprise et les armées, il est utile de rappeler en quoi consiste la singularité militaire. Pour cela, l’intervention du général Lecointre, CEMA, devant l’Assemblée nationale le 07/07/2021, nous servira de support. Que dit-il à cette occasion ? Que les armées ont l’obligation de mettre en œuvre la force, de manière délibérée, jusqu’à tuer, et donc pas seulement dans les cas de légitime défense. Qu’elles doivent également pouvoir s’engager sans délai et, pour cela, disposer d’une très grande autonomie pour agir dans le chaos de la guerre. S’ensuit que la militarité dépend de la maitrise de l’intégralité des compétences leur permettant d’agir dans ce chaos de la guerre. En outre, une stricte soumission au pouvoir politique est requise, ce qui explique l’existence d’une forte discipline, cette soumission ayant pour contrepartie la coopération de la hiérarchie militaire à la définition des moyens qui lui sont alloués. L’existence de ces singularités a pour conséquence la construction d’une organisation spécifique et donc un management tout aussi spécifique.
Nous voyons ainsi que la spécificité militaire ne peut en aucun cas être transposée à l’entreprise. Il ne serait question de donner aux employés d’une entreprise l’autorisation de tuer et de leur demander une disponibilité inconditionnelle. L’autonomie complète d’une entreprise supposerait que cette dernière devrait notamment produire sa propre énergie, ce qui l’arrangerait surement actuellement mais n’en est pas moins illusoire. Enfin, la mise en œuvre d’une discipline militaire dans l’entreprise serait incompatible avec l’exercice des droits syndicaux.
Ceci étant posé, nous pouvons maintenant énumérer des distinctions majeures de forme (intérieure et extérieure) entre les armées et les entreprises.
Les formes extérieures
La première forme extérieure notable est l’uniforme, de mise dans les armées, mais pas dans l’entreprise. Encore que cette affirmation pourrait être nuancée. Des combinaisons ou tenues aux couleurs de l’entreprise peuvent être portées par les employés. Mais est-ce un uniforme ou une tenue ? Et la tenue ne fait pas l’armée : la Poste, la SNCF, Air France et d’autres entreprises fournissent des tenues spécifiques à certains de leurs employés, sans oublier… l’Académie française. S’il est de la responsabilité de chacun de porter correctement cette tenue, les prescriptions relatives au port la tenue ne sont pas optionnelles dans les armées. Les militaires sont frères d’armes, et il n’existe pas d’équivalent aussi fort dans le monde civil.
Venant avec les uniformes, les grades ne font pas non plus l’armée, car il existe aussi des grades civils. Notons cependant une tendance à un certain mimétisme des grades civils avec ceux des armées, qui se remarque avec l’extension de l’emploi de l’adjectif général. Là encore, il est nécessaire de relativiser cette banalisation, car le surveillant général (ancienne appellation des conseillers principaux d’éducation) ne peut s’estimer au même niveau de responsabilité qu’un général des armées.
Enfin, parmi les formes extérieures, ni le cérémonial ni le défilé ne font l’armée. Mais là aussi, comme pour les grades, le cérémonial adopté par des organisations civiles tend à copier le cérémonial militaire, révélant ainsi non seulement la fascination pour quelque chose de bien réglé, mais également l’absence d’imagination de ceux qui l’adoptent.
Si ces formes extérieures diffèrent entre les civils et les militaires, c’est aussi dû à des différences de formes intérieures que nous allons étudier.
Les formes intérieures
La camaraderie est une forme intérieure qui n’est pas propre aux armées. On peut l’observer dans des entreprises, dans des syndicats, mais les armées poussent la camaraderie très loin, jusqu’à ce que les militaires appellent l’esprit de corps. Il peut exister une culture d’entreprise, une culture spécifique à une organisation, mais l’esprit de corps représente davantage qu’une culture d’entreprise, car il pousse à accomplir des actions que la culture d’entreprise n’imposera pas : quelle culture d’entreprise poussera un employé à risquer sa vie pour sauver son camarade ? Il existe ainsi une différence de degré entre la culture d’entreprise et l’esprit de corps, de même qu’il en existe une entre la camaraderie civile et la militaire.
Cette différence de degré est particulièrement notable lorsque tout va mal. Ainsi, lorsqu’un soldat est capturé, son unité va tenter de le libérer au plus vite. L’histoire récente nous montre que tel n’est pas nécessairement le cas de l’entreprise. Ainsi, Alstom a laissé Frédéric Pierucci en prison aux USA sans rien faire pour lui si l’on en croit l’auteur du Piège américain. Pour rétablir la balance, le contre-exemple nous est fourni par Jean Boustani dans Le traquenard, où il nous explique que tout au long de sa détention, il a pu compter sur le soutien de son patron (il reconnait cependant qu’il avait noué des liens amicaux avec le patron de Privinvest). Tel ne fut pas non plus le cas des deux personnes ayant aidé Carlos Ghosn à fuir le Japon, puisqu’elles ont été condamnées par un tribunal japonais : Un tribunal de Tokyo a condamné, ce lundi, deux Américains pour avoir aidé Carlos Ghosn à fuir le Japon fin 2019 à deux ans de prison pour le premier, un an et huit mois pour le second. En février, trois personnes avaient été condamnées à plus de quatre ans de prison chacune par un tribunal d’Istanbul dans cette affaire : un responsable d’une société turque de locations de jets, ainsi que deux pilotes. Il semble que l’ancien patron de Renault n’ait rien fait pour les libérer.
Notons également que la culture d’entreprise peut parfois s’apparenter à de la manipulation. Michela Marzano dans Extension du domaine de la manipulation met en garde à ce sujet. Ce qui ne signifie pas qu’il ne peut y avoir de manipulation dans les opérations de recrutement et d’engagement des armées, mais chacun sait qu’un engagement militaire peut couter la vie.
Les incontournables
Cet engagement au prix de sa vie amène à deux considérations qui différencieront toujours les armées des entreprises, limitant ainsi le mimétisme, quand bien même les formes extérieures des armées auraient été copiées par l’organisation qui souhaite s’en inspirer.
1 On ne meurt pas pour son entreprise. Il peut exister des entreprises auxquelles les employés sont particulièrement dévoués, mais il est fort rare qu’une caissière, un agent d’entretien, un vigile, etc. accepte de mourir pour son entreprise. Dans les armées, le choix de donner la mort, mais aussi de la recevoir, est accepté.
2. L’armement de chacun dans les armées place tout le monde sur un pied d’égalité. Certes, les règles d’ouverture du feu obéissent à des consignes strictes lorsque la situation est maitrisée. Cependant, au plus fort des combats, si la discipline de feu fait l’objet de rappels, les tirs fratricides ne sont pas à exclure.
Ces deux considérations font que, quoi qu’il arrive et quoi que fasse une entreprise, elle ne pourra jamais s’assimiler à une armée ou une force armée. Les leçons militaires, y compris celles relatives au management, devront donc toujours faire l’objet d’une adaptation et non d’une simple transposition.