Normalisation de la déviance
Dans le billet précédent, nous avons évoqué celui écrit par un invité dans le blog de Philippe Chapleau. Réduire son intérêt à la simple réflexion sur la partie prudentielle d’un métier serait injuste, quand bien même ce n’est pas rien. L’auteur nous incite à aller plus loin car, en déplorant que “les règles n’en sont pas vraiment et les tolérances sont légions”, il nous incite à relire Diane Vaughan (voir sa page sur le site de l’université de Columbia) et sa théorie de la “normalisation de la déviance” parfaitement illustrée par l’explosion en vol de la navette Challenger (1986).
Partant, nous pouvons nous demander si les racines lointaines des actes qui sont à l’origine du procès intenté aux officiers (et auquel le billet invité se réfère) ne manifestent pas une normalisation de la déviance, si ce n’est dans les armées, au moins dans les écoles de formation. Entendons nous sur les termes. La déviance en question n’est ni une dangereuse rébellion ni l’entretien pathologique d’une marginalité. Elle caractérise simplement un comportement qui s’éloigne petit à petit des règles édictées.
Reprendre les écrits de Vaughan est adapté au cas présent, car elle avoue un intérêt pour la compréhension de la façon dont les choses tournent mal. Elle explique que, dans le cas de Challenger, les managers n’ont violé aucune règle, mais se sont conformés aux spécifications de la NASA en suivant d’autres règles : les besoins de tenir les délais, des principes relatifs à la façon de décider des risques. Ces derniers les amenaient à accepter de plus en plus de risques et, après avoir accepté une première anomalie, d’autres étaient acceptées. Ils ne se considéraient pas comme déviants puisqu’ils suivaient des règles pour le bien de l’organisation.
Un autre point important que souligne Vaughan, c’est le rôle de l’organisation dans l’acceptation de cette déviance. Lorsque tous les membres d’une organisation sont accoutumés à la déviance, ils ne la voient plus : “Cela dit, c’est un processus complexe comprenant une sorte d’acceptation organisationnelle. Les gens de l’extérieur voient la situation comme déviante alors que ceux de l’intérieur y sont habitués et ne la voient plus.” [1] Ce faisant, les managers ne sont plus en mesure de jouer leur rôle, et au lieu de reprendre les erreurs, ils les laissent s’accomplir. Ayant eux-mêmes adopté un comportement déviant il y a plus ou moins longtemps, ils ne sont plus en mesure de le détecter et surtout de le faire cesser. Qu’un chef déclare avoir été trahi par ses subordonnés est alors un comportement compréhensible, mais néanmoins irréaliste.
Cette accoutumance à la déviance amène à estimer qu’en de tels cas, l’organisation est défaillante : “La leçon de base que les sociologues apportent c’est que l’organisation, cela compte. S’il y a des problèmes, la tendance des administrateurs d’entreprise ou d’agences publiques c’est de blâmer les individus. Or, ce sont les caractéristiques des organisations – cultures, structures, politiques, ressources économiques, leur présence ou leur absence, leur allocation ou non, qui mettent la pression sur les individus de sorte qu’ils se comportent de manière déviante afin au bout du compte d’atteindre les objectifs que les organisations se sont fixés.” [1] Une partie de ces comportements ont été mis en exergue tout au long de l’instruction et du procès. Pourtant, et même si cela écorne un peu l’image (ou la légende) du chef charismatique, il a été prouvé que l’organisation pouvait être source de fiabilité : les travaux de Rochlin sur l’aéronavale américaine montrent que, malgré le fort taux de rotation de ses membres, il est possible d’avoir une très faible occurrence d’accidents [2].
Vaughan estime aussi qu’un des torts de la NASA fut de traiter les vols spatiaux comme routiniers alors qu’ils ne l’étaient pas. Les faits auxquels nous nous référons entrent dans cette catégorie : exceptionnels, ils ont cependant été traités comme routiniers.
Les drames sont l’occasion de réfléchir à ce qui ne va pas. Prendre conscience d’une normalisation de la déviance peut être douloureux, car cela remet en cause ce que l’organisation estimait implicitement bon. C’est néanmoins une attitude salutaire qui doit conduire à reconnaître l’erreur, apprendre de ses erreurs, puis œuvrer pour agir de manière plus fiable. Le retour d’expérience (retex) est alors utile, mais encore faut-il qu’il ne soit pas un prétexte au règlement de comptes.
1 : https://www.consultingnewsline.com/Info/Vie%20du%20Conseil/Le%20Consultant%20du%20mois/Diane%20Vaughan.html
2 : Rochlin, G. I., La Porte, T. R., & Roberts, K. H. (1987). The self-designing high-reliability organization : Aircraft carrier flight operations at sea. Naval War College Review, 40(4), 76–92.