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Forensique

L’enquête interne

L’actualité récente pousse, à plusieurs titres, à s’intéresser à l’enquête interne à savoir celle réalisée soit par une entreprise privée elle-même, soit par une entreprise privée au profit d’une autre. Ce type d’enquête démarre lorsque l’entreprise à l’origine de cette demande soupçonne qu’une anormalité exceptionnelle (car il ne faut pas oublier la normalisation de la déviance que Becker définit comme l’acceptation collective d’un scénario non conforme, comportant une possibilité connue de problème grave) a eu lieu en son sein.

Le premier élément d’actualité est constitué par l’arrêt de la cour de Cassation en date du 18 juin 2025 selon lequel il appartient aux juges du fond d’apprécier la valeur probante d’une enquête interne produite par l’employeur, au regard le cas échéant des autres éléments de preuve produits par les parties, ce qui signifie que les résultats de ladite enquête ne sont pas parole d’évangile. Cet arrêt a été quasiment concomitant avec la récente lecture du livre Tuer ou désobéir écrit par le colonel Burgaud relatif à l’affaire Firmin Mahé dans lequel il relate quelques éléments de l’enquête interne réalisée par le ministre de la défense (ainsi nommé à l’époque). Le fonctionnement de ces enquêtes est digne d’intérêt, tant elles peuvent être instrumentalisées (le résultat étant déjà défini, il revient aux enquêteurs de le démontrer en l’habillant d’un semblant de rigueur) et fort peu compatibles avec un exercice légitime des droits de la défense. Il peut en effet arriver que la personne entendue lors d’une enquête interne ait moins de droits que si elle était placée en garde à vue, ce qui est paradoxal puisque les personnes menant cette enquête interne ont moins de pouvoir de contrainte que les membres des forces de l’ordre (ils n’en ont même aucun).

Cet arrêt et cette lecture ont nourri notre expérience en la matière : rapporteur, membre, président de conseils d’enquête, commanditaire d’une enquête de commandement, témoin dans une autre enquête de commandement (autre dénomination de l’enquête interne) et suscité une réflexion à ce sujet. Puisque l’objectif de l’enquête interne est de faire la lumière sur des faits suffisamment graves de nature à questionner ou déstabiliser une organisation, étudions en ses piliers, ses limites et éventuelles faiblesses, puis ses améliorations possibles.

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Les piliers de l’enquête interne

Toute entreprise souhaitant que l’enquête interne qu’elle a demandée réussisse (ce qui signifie qu’elle attend des résultats qu’elle n’a pas déjà fixés), doit veiller à ce que ses piliers soient solides. Au vu de notre expérience et de nos études, nous estimons que les piliers sont les suivants : la formation des enquêteurs à l’enquête (c’est évident, comment mener une enquête si l’on ne sait pas quoi faire) ; la connaissance par les enquêteurs de la loi, des règlements internes et de la procédure (pour que les résultats de l’enquête soient acceptables) ainsi que de l’organisation (qui interroger, à qui demander des éléments utiles à l’enquête, quels sont les dysfonctionnements de l’organisation) ; la maitrise par les enquêteurs de la collecte, de la conservation, de l’analyse des traces et de l’interprétation de leurs résultats (car la trace est l’élément fondamental de toute enquête) ainsi que les éléments de contexte de l’affaire (qui vont parfois de pair avec le fonctionnement de l’organisation). Cela peut sembler beaucoup et, de ce fait, susciter des doutes légitimes quant à la maitrise de l’ensemble de ces éléments par un seul enquêteur. Pour y remédier, il peut alors être utile de lui adjoindre un investigateur, un connaisseur des lois et règlements, et un spécialiste des traces afin de former une équipe pluridisciplinaire mieux à même de saisir les différents problèmes qui seront soulevés. Nous arrivons ainsi à ce qui devrait avoir lieu pour les enquêtes judiciaires, ce qui n’est pas étonnant même si ce n’est pas toujours le cas.

Il est cependant possible d’objecter qu’un enquêteur bien formé peut largement suffire pour mener une enquête et qu’il n’est donc nul besoin de tout cet aréopage pour obtenir un résultat plausible. Cette objection est spécieuse, car il est rare de trouver chez un enquêteur la connaissance des techniques d’enquête, de l’environnement de l’entreprise et de son organisation ainsi que du droit en vigueur. Ce faisant, nous interrogeons implicitement l’objectif de l’enquête interne : est-il de faire la vérité sur des dysfonctionnements ou de trouver un subordonné de grade suffisant pour être responsable selon le célèbre diction militaire ? La lecture du livre du colonel Burgaud donne du crédit à ce dicton.

Une telle équipe pluridisciplinaire ne saurait cependant suffire. Elle pourra avoir besoin de recourir à des experts, tant l’époque est compliquée et les domaines de recherche forts divers les uns des autres. Ce recours aux experts a déjà été souligné par Edmond Locard dans son livre L’enquête criminelle (1940), où il écrit que Le discrédit, fort mérité, de la preuve testimoniale, engagea Thémis dans une voie nouvelle. Si les hommes se trompent de bonne foi, interrogeons les choses : leur insensibilité garantit leur vertu. A qui sait leur poser les questions nécessaires, elles diront toute la vérité peut-être, et, en tout cas, elles ne diront rien que la vérité. Ce fut l’aurore de la preuve indiciale (L’enquête criminelle, p 171). Si parmi les experts nous trouvons des légistes, des généticiens, des balisticiens, etc., il peut aussi être utile de faire appel à des spécialistes des organisations, tant ces dernières ont un fonctionnement particulier qu’il convient de saisir afin de mieux comprendre l’enchainement des faits ayant conduit au déclenchement de l’enquête. Rappelons ce que Roux-Dufort a écrit :

Or si l’intérêt pour mieux comprendre une crise est si faible de la part des chercheurs ou de certains praticiens, c’est aussi qu’en réalité elle attise des attitudes paradoxales. L’événement fascine par son intensité, sa brutalité et sa force dramatique en même temps qu’il repousse par son caractère anormal, aberrant et parfois destructeur. L’étude de l’événement gêne ainsi une investigation en profondeur et un questionnement sur l’organisation pour laisser la place à l’étude des moyens de traitement de la surprise, de l’urgence et du dérèglement. Il faut donc convenir qu’en se préoccupant plutôt de l’événement comme première aspérité remarquable d’une crise, on ferme les portes à des pistes d’investigation plus larges. Or une compréhension plus fine de la crise doit aussi selon nous explorer l’énigme de l’origine avant l’événement et les futurs possibles après l’événement. (…) Les événements exceptionnels ne sont que les moments ultimes d’une accumulation de dysfonctionnements organisationnels ancrés depuis longtemps, mais souvent ignorés. (in La vulnérabilité organisationnelle à la loupe, p 3)

Une fois ces piliers exposés, nous pouvons anticiper que l’oubli (de bonne ou mauvaise foi) de l’un d’eux par le commanditaire ou l’exécuteur de l’enquête aura pour conséquence des résultats sujets à caution.

Des piliers aux limites de l’enquête interne

Puisque ces éléments constituent les piliers de l’enquête interne, le défaut de l’un ou de l’autre fragilisera l’investigation et ses résultats même si, dans la plupart des cas, l’enquête désignera un coupable plausible qui tiendra alors le rôle de bouc émissaire.

Des enquêteurs qui ne sont pas formés à l’enquête peuvent arriver à des conclusions acceptables par le commanditaire, mais peu conformes à la réalité des faits. Cela peut sembler une évidence, mais cette affirmation soulève une interrogation : qui forme à l’enquête, pourquoi n’existe-t-il pas de méthode d’enquête enseignée dans les écoles de police du monde entier, pourquoi continue-t-on d’affirmer que l’enquête s’effectue « avec les tripes » (ce qui renvoie à la question précédente) ? Nous ne pouvons que déplorer que s’il existe des techniques d’audition, il n’existe pas de méthode d’enquête alors qu’il existe une méthode de raisonnement tactique. Utiliser cette dernière pour mener une enquête est aussi pertinent que d’utiliser un marteau pour visser : cela fonctionne dans certains cas mais pas dans tous car un meilleur résultat est obtenu par l’utilisation d’un tournevis. Pourquoi la MRT (ou MEDO en version moderne) ne peut-elle fonctionner pour une enquête ? Car la MRT suppose la connaissance de l’ennemi, alors que bien souvent l’enquête débute sans connaitre l’auteur des faits. Faute de méthode formalisée nous pouvons utiliser les méta-règles de la déclaration de Sydney, comme nous l’avons évoqué dans un précédent billet.

Nous pouvons noter que, parmi les omissions les plus fréquentes dans la préparation de l’enquête, nous trouvons la méconnaissance de l’environnement des faits (interne à l’entreprise et externe) et donc des éventuels conflits d’intérêts des enquêteurs (avec les plaignants, l’auteur, les dirigeants de l’organisation) :

J’apprendrai plus tard que ce même général Cuche avait dirigé quelques mois avant une enquête de commandement sur le comportement du général Poncet  (…). Interrogeant le général de Malaussène (…) il lui avait dit en préalable : « je vous préviens tout de suite, Henri Poncet est un ami ». (Tuer ou désobéir, p 58).

Bien qu’assénés avec un aplomb remarquable, ces propos étonnent. Est-il sérieux de diriger une enquête alors la personne visée est un ami du directeur d’enquête ? Pour les cinéphiles, Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon d’Elio Petri illustrera les limites de cet exercice. Le même type de question peut être posé à propos de l’ignorance du cadre juridique de l’enquête (lois, règlements internes, etc.). L’enquête, même interne, ne doit pas être l’occasion de régler ses comptes mais d’identifier des dysfonctionnements pour y remédier.

L’ignorance de la traçologie (déceler, collecter, conserver, analyser une trace et interpréter ses résultats) est hélas flagrante chez la majorité des enquêteurs. Pour ceux que le sujet intéresse, il convient de se reporter à l’excellent ouvrage d’Olivier Ribaux De la police scientifique à la traçologie, librement téléchargeable. Locard, déjà cité, insiste sur l’utilité des traces et une certaine faiblesse des témoignages : L’enquête criminelle emprunte aux sciences des techniques permettant de substituer la preuve indiciale à ce que Bacon appelait le poison des témoignages (p 281).

Nous remarquons enfin que très souvent le rôle de l’organisation est occulté : bien que la personne contre laquelle l’enquête interne est menée évolue au sein d’une organisation (son entreprise / association / administration), l’enquête se passe comme si elle était totalement libre de ses faits et gestes et que l’organisation au sein de laquelle elle évolue n’exerçait sur elle aucune contrainte. Pourtant depuis l’enquête menée sur l’explosion en vol de la navette Challenger, nous savons avec Diane Vaughan que l’organisation ça compte. De ce fait, nier le rôle de l’organisation dans la survenue des faits ayant causé le déclenchement de cette enquête, c’est accepter d’amoindrir ses recommandations. D’autant que les crises ne surviennent pas de manière abrupte, elles sont le plus souvent la résultante d’une série de dysfonctionnements dont les traces n’ont pas été vues ou prises en compte comme la citation supra de Roux-Dufort le montre. « Mon oncle général reconnait la complexité de la réalité de terrain : les accidents arrivent toujours à la suite d’une succession d’erreurs ou de loupés qui s’inscrivent régulièrement très en amont. » (Tuer ou désobéir, p 124).

Les failles potentielles de l’enquête interne sont parfois tellement grandes que les observateurs extérieurs ne peuvent que les constater :

le juge Leurent interroge la faiblesse d’une enquête qui n’exige ni preuve, ni procès-verbal. Il mesure la probité de son auteur à travers la méthode d’investigation. Peut-être a-t-il perçu que  l’institution militaire cherchait autant à se protéger qu’à protéger le général Poncet. (Tuer ou désobéir, p 59).

Tout ceci revient à nous demander ce que l’enquête interne recherche réellement, interrogation légitime si nous y ajoutons les déclarations au procès du colonel Burgaud d’un ancien chef d’état-major de l’armée de terre, le général Cuche  :

Le temps est souvent limité, de l’ordre de la semaine. Nous procédons à des auditions qui ne sont pas des interrogatoires. Nous écoutons les témoins, posons des questions sans forcément chercher à recouper les dires des uns et des autres. Nous ne cherchons pas une vérité judiciaire, mais à établir et expliquer des dysfonctionnements internes. Il n’y a pas de procès-verbal de ces auditions, ce n’est pas prévu, juste un rapport final. (Tuer ou désobéir, p 59).

Ces particularités de l’enquête interne peuvent être aggravées par le caractère confidentiel que ses commanditaires veulent lui donner, notamment dans les armées. Nous arrivons ainsi à inventorier un nombre non négligeable de risques qui pèsent sur les enquêtes internes :

Enquête interne : les risques de la méconnaissances d'éléments

Elément méconuConséquence possible
Loi, règlements ou procédureVictime expiatoire désignée d'office
OrganisationContresens ou faux sens
Environnement (interne ou externe)Oubli de la casuistique, justice automatique
TracesScénario des faits éloigné de la réalité
Formation des enquêteursL'enquêteur est un redresseur de torts

Affermir l’enquête interne

Une fois le constat de la faiblesse de l’enquête interne posé, l’analyse de ses faiblesses effectuée, comment peut-on y remédier afin qu’elle remplisse son rôle de recherche de la vérité ? Plusieurs pistes d’amélioration existent. Constituer une équipe pluridisciplinaire comme énoncé supra, ce qui permet d’éviter un certain nombre de faiblesses. Mais où trouver la ressource pour ce faire ? Potentiellement, elle ne manque pas : ce type d’enquête peut être mené par des enquêteurs qui peuvent être d’anciens gendarmes, magistrats ou policiers, mais aussi être des chercheurs puisque ces derniers mènent des des enquêtes sur des faits qui leur semblent dignes d’intérêt.

Tout ceci ne résout cependant pas l’absence de méthode d’enquête, qui explique en partie les ratés des enquêtes menées : puisqu’il n’existe pas de méthode, alors tout le monde peut essayer la sienne ou se laisser guider par ses « tripes ». Nous avons évoqué supra la déclaration de Sydney comme méthode d’aide à l’enquête, il nous faut également rappeler ce qui peut s’apparenter aux différentes phases de l’enquête selon Locard (in L’enquête criminelle) : l’observation (p 282-285), la génération de l’hypothèse (p 285-290), le rôle de l’expérimentation (p 290-292) et la nature du raisonnement (p 292-296), avant de procéder à une analyse sur la nature de la certitude (p 296-298), pour mieux relever que l’indice n’est jamais une preuve absolue (p 298-300) et encore moins une preuve de culpabilité (p 300-302). Quelques citations du même auteur illustrent ces différentes phases :

  • De l’observation. On ne voit que ce que l’on regarde et on ne regarde que ce que l’on a dans l’esprit. (…) Dans l’enquête criminelle, le temps qui passe, c’est la vérité qui s’enfuit. (p 282)
  • De l’hypothèse. Le choix de l’hypothèse est dans la technique policière le temps auquel il est le plus difficile de rédiger des règles : il représente dans le mérite de l’enquêteur la part de l’inné. Il est au propre ce que l’on est convenu d’appeler le flair. (p 287).
  • De l’expérimentation. Prise dans son sens le plus large, l’expérimentation consiste à rechercher si telle cause admise par l’hypothèse est réellement capable de produire tel effet dénoté par l’observation. (p 290)
  • Du raisonnement. Chaque groupe de sciences a son mode propre de raisonnement : les mathématiques ont la déduction, les sciences physiques l’induction, les sciences naturelles l’analogie. Ce que nous savons des bases techniques de l’enquête criminelle fait penser aussitôt que la déduction est justement le processus logique qui a le moins de chances d’être applicable ici. (p 292)
  • Des indices. Le policier, pourrait-on dire, reconstruit l’identité du coupable par les traces. (p 294)

Ce rappel de l’œuvre de Locard ne peut que nous faire regretter qu’elle soit tombée dans l’oubli. Comme souvent, la France a participé au lancement de ce qui constitue la science forensique notamment par les travaux de Locard, Lacassagne etc., mais elle semble maintenant devenue un trou noir de la forensique : pratiquement rien de neuf n’en sort. La majorité des publications (en anglais d’ailleurs) évoquent principalement des techniques, les principaux penseurs francophones de la science forensique ont été formés en Suisse et ne résident pas (plus) en France, il n’y a toujours pas de formation à la forensique en France et le torpillage en règle du premier MBA forensique au monde montre le poids du conservatisme régnant. Point positif, le champ des possibles est énorme, notamment pour formaliser une méthode d’enquête !

Conclusion

Finalement, nous pouvons juger de l’efficacité d’une enquête interne à ses résultats. Si rien ne change dans l’organisation (qu’un coupable soit désigné ou non) il est alors opportun de nous demander tout d’abord si l’enquête a été correctement menée, quel était son objectif ensuite, puis quelle était la nature des recommandations émises et enfin si ces dernières ont été mises en œuvre.

Si rien ne change, il est alors vraisemblable que cette enquête interne n’ait été qu’une hypocrisie organisationnelle dont le but réel était de gagner du temps ou d’entériner la désignation d’un bouc émissaire. Dans ce cas, il est alors fort possible que de tels faits se reproduisent. Pour y remédier, outre les recommandations énoncées supra, il peut être utile de pratiquer le retex. La lecture du livre du colonel Burgaud laisse cependant penser que son institution ne s’est pas livrée à cet exercice. C’est dommage, car cela laisse la porte ouverte à la survenue d’autres événements de même nature.

Beaucoup d’offres d’enquêtes internes existent, mais Inedix fait la différence en respectant les recommandations émises dans ce billet.

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