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D’un continuum l’autre

De nombreux articles et déclarations évoquent encore le continuum de sécurité alors même qu’il n’a ni apparence, ni réalité. Nous avons déjà écrit à son sujet en exposant que c’était une hypocrisie organisationnelle. On pourrait le croire plutôt moribond (le rapport parlementaire de 2018 n’a pas eu de réelles concrétisations), mais comme toutes les hypocrisies organisationnelles, ce continuum a la vie dure et coule des jours relativement paisibles tant qu’il n’a pas été dénoncé publiquement, ou plutôt tant qu’il n’y a pas d’écho retentissant à la publication de son inanité. Pourquoi ? Parce qu’il plaît, il rassure, et que pour l’instant les critiques glissent sur lui.

Mais si nous estimons qu’il n’est d’aucune utilité, sur quoi est-il alors possible de s’appuyer pour développer la sécurité nationale, surtout dans une époque où il est nécessaire de se serrer les coudes et d’œuvrer tous ensembles ?

Exemple d’un continuum. Source

L’émotion, moteur de l’action

Aussi étonnant que cela puisse paraître, le milieu de la sécurité et de la sûreté, duquel on attend des réalisations concrètes afin de pouvoir vivre paisiblement, se satisfait de discours et déclarations construits autour d’un vide conceptuel. Paradoxal, à moins que l’on croie Elias qui écrivait dans Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de la connaissance, « […] l’incapacité de contrôler une situation va habituellement de pair avec une forte émotivité dans la pensée et l’action ; les chances de contrôler les dangers demeurent donc à un niveau bas tandis que le caractère émotionnel de la réaction est maintenu à un niveau élevé, et ainsi de suite […] » (Elias, 1983, p.79). C’est inquiétant, car cela signifie que la sécurité est traitée avec davantage d’émotion que de raison. Ce qui n’est finalement pas si étonnant que cela, dans la mesure où aucune méthode de résolution d’enquête n’a été formalisée jusqu’à présent : “l’enquête, c’est de l’humain, ça se fait avec ses tripes, tu ne peux pas la théoriser…”

L’affaire semblait donc mal partie lorsque récemment, durant une soutenance de mémoire de MBA, une solution apparut : le continuum de solidarité. L’auditeur qui évoqua ce continuum le fondait sur son expérience : présent sur les lieux de différentes catastrophes (dont le 11/09), il exposa au jury qu’il s’était mis spontanément à disposition des forces de sécurité locales fin de les aider dans ce désordre. La formule, les circonstances des interventions de l’auditeur, son retour d’expérience, tout ceci constituait un début de piste prometteur. Il devenait possible de formaliser un continuum utile à la sécurité et qui soit un vrai continuum, à savoir un ensemble dont les éléments constituent un tout indissociable selon le dictionnaire de l’Académie française.

En se plaçant volontairement à disposition des forces de sécurité, en acceptant les missions qui lui étaient confiées sans exciper de ses responsabilités professionnelles, cet auditeur montrait, par son expérience, qu’il était possible que chacun participe à une opération, selon les besoins du moment et ses propres compétences. Un nouveau visionnage du film Sully, précédemment évoqué dans ce blog, paracheva la réflexion sur ce continuum.

Sully et le continuum de solidarité

L’argument du film est connu : le 15 janvier 2009, Chesley Sullenberger (dit Sully) pose son Airbus A320 sur la rivière Hudson 3 minutes après son décollage à cause de l’extinction des deux moteurs consécutive au croisement d’une volée d’oiseaux. Il y a plusieurs éléments intéressants dans ce film : le récit de l’incident bien sûr, la façon dont l’enquête a été menée contre Sully mais aussi le continuum de solidarité. En effet, Sulley après avoir été lavé de tout soupçon de mauvais pilotage déclare qu’il n’est pas le facteur X de cette réussite, qu’il n’est pas le seul à avoir transformé ce qui aurait pu être une catastrophe aérienne en un succès. Il cite et remercie son co-pilote et son équipage qui ont bien réagi, les aiguilleurs du ciel qui avaient alerté les aéroports les plus proches d’un possible atterrissage d’urgence et averti la garde côtière de se tenir prête à récupérer les passagers, les équipages des bateaux de l’Hudson qui ont ramené sur la terre ferme les passagers qui attendaient sur les ailes de l’avion, les plongeurs qui ont récupéré les passagers qui s’étaient jeté à l’eau ainsi que les secouristes qui ont pris soin des rescapés transis de froid. Il est également possible d’y ajouter le personnel des hôtels qui ont accueilli les personnes ayant besoin d’un abri pour la nuit.

L’intérêt de ce film est de montrer que dans les situations imprévisibles et dégradées, voire chaotiques, il est possible de ne pas céder à la panique et de créer, de manière impromptue, une organisation temporaire qui rendra l’ensemble des services demandés. Dans cet événement, chaque personne est restée dans son domaine d’excellence et a pris le relai de ceux qui ne pouvaient plus rien faire pour les rescapés, sans que cela ne crée de conflit de compétences. En bref, ce film nous montre qu’il est possible de créer une adhocratie très fugace, mais qui n’en est pas moins très efficace.

L’adhocratie a été définie par Alvin Toffler dans Le choc du futur (1970), puis théorisée par Mintzberg selon lequel elle possède les caractéristiques suivantes :

  • spécialisation des tâches horizontales basée sur une formation solide de la part des acteurs (experts…) ;
  • une tendance à regrouper les professionnels dans des unités fonctionnelles pour atteindre les objectifs fixés ;
  • une tendance à les disperser en petites équipes pour réaliser leur projet (management par projet) ;
  • l’ajustement mutuel est le mécanisme de coordination clé, à l’intérieur et entre les équipes.

Les événements qui ont inspiré le film de Clint Eastwood correspondent parfaitement à l’adhocratie. Chacun des intervenants était un expert dans son domaine (Sully a posé l’avion, les équipages des bateaux ont récupéré les passagers, les secouristes les ont soignés, etc.), des unités fonctionnelles de petit volume se sont créées d’elles-mêmes à partir des organisations déjà existantes, s’ajustant en interne et passant le relai à d’autres équipes d’experts lorsqu’elles avaient terminé leur mission. Une des caractéristiques de ce continuum de solidarité est ainsi la mise en œuvre de la subsidiarité.

Actualisation du continuum de solidarité

L’inconvénient des films est qu’ils racontent de belles histoires et ne sont pas toujours fidèles à la réalité. L’avantage du film Sully est qu’il raconte une histoire vraie à partir du récit publié par Sully. Alors, quels enseignements pouvons-nous en tirer en matière de sécurité ?

Un premier point est que ce continuum de solidarité montre qu’il n’y a plus de dirty job au sens qu’Everett Hughes donnait à cette expression (Hughes part du principe selon lequel un travail est composé d’activités honorables et moins honorables ; ces dernières sont nommées « sale boulot ». Au cours des interactions, les individus chercheront sans cesse à déléguer à d’autres leur part de sale boulot. Dans un secteur professionnel donné, on pourra dès lors distinguer une profession et des métiers en fonction du degré de sale boulot qu’ils contiennent.). En effet, dans ce continuum, chacun est non seulement utile, mais indispensable. Qu’un seul acteur du continuum fasse défaut, et c’est toute la chaîne (de sauvetage pour ce film) qui ne fonctionne plus. Une scène du film montre Sully demander à une personne de l’hôtel s’il est possible de lui nettoyer à sec son costume pour l’entretien avec les autorités de l’aviation civile prévu le lendemain. Alors qu’il craint une réponse négative, son interlocutrice lui répond que cela ne pose aucun problème, bien au contraire et, à l’américaine, lui demande l’autorisation de lui faire un “hug”. Cette tâche en apparence anodine, prend une nouvelle importance dans ce continuum de solidarité.

En matière d’organisation, nous remarquons qu’à moins d’être plongés dans le chaos total, une bonne partie des citoyens savent réagir à un événement complètement insolite en proposant spontanément leur aide, montrant ainsi la solidarité à l’œuvre. Nous nous approchons ainsi du modèle de l’entreprise libérée telle qu’Isaac Getz l’a théorisée. Si chaque petite équipe dépend d’un chef, de la mise en œuvre de la solidarité découle une liaison entre équipes plutôt fluide puisque chacune sait où s’arrêtent ses compétences.

Le besoin réside alors en des personnes qui savent transmettre un point de situation précis et exhaustif sur ce que leur équipe a réalisé et ce qu’il reste à faire à l’équipe qui prend leur relai. Cela peut paraître simple, mais des personnes qui ont un talent particulier pour cela.

A aucun moment nous ne remarquons de chef qui commande l’ensemble du dispositif, ce qui présente quelques avantages. En effet, si un chef unique existait, il serait vraisemblablement désorienté face à l’afflux de volontaires proposant leur aide : comment leur attribuer une fonction, à qui les envoyer, soucis qui s’ajouteraient aux sollicitations des autorités locales voire nationales. L’intérêt d’avoir de petites équipes d’experts est que chaque volontaire peut s’adresser à celle dans laquelle il s’estimera le plus utile et que, concentrées sur leur métier, elles n’ont pas de temps à perdre dans les conflits de pouvoir. De plus, quel commandant du dispositif pourrait coordonner efficacement des métiers qu’il ne connaît pas ? L’expérience de Sully valide ce que Crozier avait déjà remarqué, à savoir qu’en cas de problème beaucoup ont tendance à vouloir centraliser la décision, alors qu’une décentralisation est bien plus efficace. En effet, lorsque chacun fait uniquement son métier, on ne perd pas de temps à monter une arène pour déterminer qui dirige. Remarquons également que personne n’a revendiqué (dans le film et la vie) la pleine responsabilité du succès de cette opération. Nous l’avons vu supra, Sully a décliné la qualité de “facteur X” de l’opération. De cette manière, chacun est mis en valeur pour son rôle unique, ce qui est bien plus agréable que d’être “félicité dans la personne de ses chefs”.

Ce type d’organisation qui peut sembler bien théorique et idéaliste car tiré à partir d’un film a cependant déjà été remarqué au cours des opérations d’identification de victimes de catastrophe (IVC) : de petites équipes d’experts sont mises en place et chacun ne s’intéresse qu’à son domaine car il sait que les autres domaines sont pris en compte par d’autres experts : voir ici.

Applications concrètes

La validation théorique du continuum de solidarité soulève cependant la question de son application pratique. En quoi est-il vraiment utile à la sécurité d’une organisation, d’un pays puisque notre propos initial était relatif au continuum de sécurité ?

Outre le cas des opérations d’IVC, le continuum de solidarité peut s’appliquer notamment ainsi :

– une entreprise constate un certain nombre de vols commis dans ses magasins, accompagnée de menaces envers les agents de caisse. Constatant une augmentation des arrêts de travail des agents de caisse, ce qui impose une réorganisation du service pour éviter le manque à gagner, l’entreprise peut également, dans le respect de la loi, installer des caméras pour documenter ces faits et les transmettre aux forces de sécurité. Réciproquement, si les forces de sécurité savent que des malfaiteurs ont leurs habitudes dans telle enseigne, elles peuvent demander à l’entreprise en question de documenter leurs agissements répréhensibles. La baisse de la délinquance consécutive aux arrestations sera bénéfique tant pour l’entreprise que pour la société française.

– une entreprise exploite des ressources naturelles. Systématiser la prise de contact du directeur sûreté avec le responsable local des forces de sécurité permet aux forces de sécurité de comprendre les problèmes sécuritaires de l’entreprise et à l’entreprise de bénéficier de conseils de sécurité adaptés à la situation locale et du moment. Dans ce cas également, la baisse de la délinquance et des atteintes à l’environnement profite aux deux partenaires, chacun sachant ce qu’il doit faire et dans quelles conditions il peut compter sur l’autre.

Conclusion

Nous remarquons que, contrairement au continuum de sécurité que personne ne met en œuvre,et pour cause, le continuum de solidarité a déjà prouvé sa pertinence. Sa mise en œuvre ne fait pas de bruit car elle est conjoncturelle, elle peut être délicate, et de plus elle ne permet pas à un “héros” de se mettre en scène.

De plus, c’est un réel continuum dans lequel on peut trouver des mouvements ascendants et descendants (les transmissions de mission d’une équipe d’experts à une autre) car chacune sait précisément à quel moment il lui faut passer la main (lorsqu’elle atteint les limites de son expertise), ce qui n’est pas le cas pour le continuum de sécurité dont les états et les transitions entre ces derniers sont flous.

Pour finir, comme chacun proclame aimer le travail en équipe, il est alors bienvenu de mettre en œuvre ce continuum de solidarité, chacun sachant quoi faire et jusqu’à quand. Et puisque la sécurité est une œuvre collective, alors, allons-y sans tarder !

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