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DéviancePartie prudentielle

Procès Ikéa, quelques enseignements

Le procès d’Ikea France a débuté, et les comptes-rendus des premiers débats sont assez intéressants, quand bien même ils sont relayés à faible bruit par la presse. Nous y apprenons que le directeur du département “gestion du risque” demandait souvent des informations sur des employés de l’entreprise à un ancien des RG, lequel les lui transmettait à titre onéreux, après avoir très vraisemblablement pioché dans les fichiers de police (ou plutôt demandé à piocher, car il n’était plus en activité, ce qui met en évidence un angle mort des poursuites : qui a pioché illégalement dans ces fichiers ?). Le directeur des risques affirme avoir réalisé ces démarches à la demande de sa direction laquelle, par le biais de son directeur général et de son directeur administratif et financier nie au motif que c’était une initiative personnelle (voir cet article). Pourtant, le directeur du magasin d’Avignon affirme que c’était une pratique courante dans l’entreprise. Au vu de la taille de certains rapports réalisés (55 pages), nous pouvons supposer que la discrétion n’était pas de mise dans ces affaires.

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Libération nous apprend ainsi que La mécanique était rodée. Jean-François Paris recevait des «listes» de personnes «à tester» de la part des directeurs de magasins. Il pouvait s’agir de requête «ponctuelle», à propos de quelques individus précis, ou de demandes beaucoup plus importantes regroupant l’ensemble des salariés lors de l’ouverture de magasins. Le même journal nous apprend également que (à l’instar de la torture) l’usage opérationnel de ces renseignements était plutôt limité : «Et est-ce qu’au global la collecte de ces informations a servi a quelque chose l’a interpellé l’un des avocats de la défense. Réponse immédiate : «Ça n’a servi à rien.» Illustration fournie cette fois par Le Figaro : Le représentant CGT, qui travaille chez Ikea depuis 18 ans, a la particularité d’être celui qui a porté plainte en février 2012 et d’avoir fait l’objet de recherches en 2003. «Un jour, mon chef m’a reproché de ne pas avoir dit que j’avais un casier judiciaire. J’avais en fait un homonyme qui avait commis un vol à main armée. Pour rassurer mon supérieur, j’ai moi-même demandé un extrait de mon casier et je l’ai fourni à l’entreprise. Ça a fait beaucoup rire autour de moi, on m’appelait “le braqueur”! Mais des années plus tard, je me suis rendu compte que c’était beaucoup plus grave que ça.» Notons au passage que la connaissance de l’existence d’un casier judiciaire n’a entraîné ni le licenciement de l’intéressé ni même une tentative, preuve qu’elle n’était qu’une simple jouissance malsaine de posséder des renseignements sur ses employés et de se sentir ainsi puissant.

Faisons maintenant une brève incursion du côté du dirigeant de l’entreprise. Nous avons cité supra que le montant total des factures était compris entre 500 et 600 000 €. Comment justifier une telle somme ? Nous trouvons l’explication dans  Le Figaro : « Face à une facture, je regarde deux choses : le montant et qui a signé. Là, je vois la signature de Jean-François P., je vois le montant, qui est très bas [quelques centaines d’euros, NDLR]. Ça m’arrive de signer des factures de 100.000 euros! Je ne suis pas là pour contrôler les factures. Je signe. » Il est certain que le budget actuel des directions sûreté est faible par rapport à celui de l’entreprise, mais une telle absence de contrôle met à mal la réalité du contrôle effectué par l’entreprise. Nous nous prenons ainsi à penser qu’il y a un petit air de Kerviel à cette affaire : l’un reconnaît sa faute, mais l’entreprise nie en avoir eu la moindre connaissance.

Le cadre étant posé, demandons-nous quels enseignements nous pourrions tirer de tout ceci.

Tout d’abord, remercions Me Yassine Yakouti, qui défend une quinzaine de parties civiles pour avoir quasiment formulé la question de recherche : « Aujourd’hui, ce qu’on espère avant tout de ce procès, c’est de comprendre comment un tel système d’espionnage a pu être mis en place à une telle échelle. Les responsables ne s’en sont jamais expliqués. »

Avançons alors quelques éléments de réponse.

Selon certains membres du métier, c’est le cas type de ce qui se faisait parfois sur demande des dirigeants en s’adressant à leur directeur de sécurité et risques. Cela a toujours été interdit mais, pour répondre aux objectifs non écrits de dirigeants, il fallait contourner la légalité. Ce contournement est un terme bien pudique pour parler d’illégalité, ce que l’ancien directeur des risques reconnaît : « J’avais conscience qu’on était borderline, et quand l’affaire a éclaté [en 2012], j’ai compris qu’on avait vraiment franchi la ligne et qu’on était dans l’illégalité. » Notre enquête menée de 2018 à 2020 confirme l’aspect passé de ces réalisations, le scandale a donc pour vertu de rappeler les évidences. Se pose alors la question de l’éthique individuelle, mais aussi professionnelle. Une profession doit-elle se doter d’une charte éthique ou déontologique ? Oui selon Caplow pour qui les professions doivent se doter d’un code de déontologie (Caplow, 1954), Abbott étant du même avis (Abbott, 1988).

Un autre enseignement tient au caractère prudentiel de ce métier : la sûreté peut elle aussi se décomposer en une partie normée (cas pratiqués par de nombreux praticiens depuis un certain temps tel le rapatriement d’expatriés) et une partie exploratoire (ou prudentielle, ou phronétique) où le praticien doit lui aussi faire appel à ses connaissances théoriques et pratiques pour régler la situation insolite et peu fréquente dans laquelle se trouve l’entreprise (résolution de prise d’otages par exemple). (Davadie, 2020). La sûreté d’entreprise n’est pas la seule dans ce cas, la médecine a également une partie normée et une partie prudentielle. Ce que nous pouvons constater à l’occasion de ce procès est qu’il y a eu une certaine normalisation de la déviance. A la différence que, dans le cas précis, la loi est violée. Mais l’intention est la même que lorsqu’il y a normalisation de la déviance : afin de satisfaire les demandes de la direction, le directeur des risques s’affranchissait des règles sans pour autant se considérer comme déviant puisque c’était pour le bien de l’organisation. Et pour confirmer ce qu’écrivait Vaughan au sujet de cette normalisation, l’organisation a visiblement eu également un rôle dans cette normalisation de la déviance.

Nous formulons alors l’hypothèse que, lorsque le praticien prudentiel s’affranchit de la prudence (La prudence est une vertu intellectuelle : c’est la disposition qui permet de délibérer sur ce qu’il convient de faire, en fonction de ce qui est jugé bon ou mauvais (Comte-Sponville, 2001)), débute alors la normalisation de la déviance. D’autres exemples confirment cette hypothèse : les expérimentations médicales sur des personnes non consentantes, la formation (notamment au combat), les professions en lien avec la justice (investigation et jugement).

Enfin, nous terminerons par un enseignement moins théorique. Plusieurs praticiens ont exposé dans notre enquête qu’une de leurs missions était de protéger le patron. Ayant conservé la posture de l’enquêteur bien qu’une telle formulation fut étonnante, cette affaire nous permet de montrer la réalité de la protection du patron. En termes moins pudiques, cela revient à servir de fusible, de paratonnerre ou de bouc émissaire. L’accusé déplore cet état de fait : « L’entreprise s’est déresponsabilisée en me laissant seul sur le banc des accusés », et à l’instar du renard de la fable, il jure, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendra plus. Un chef est certes fait pour prendre des risques, mais dans une telle situation, la solitude du chef se transforme rapidement en solitude du naufragé.

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Henri Hude peut nous aider à conclure ce billet : Le combat des gardiens est d’abord de formation et d’auto formation dans l’humanisme de l’avenir. Ils acquièrent ainsi force d’âme, droiture et auctoritas. La première lutte sera toujours, dans l’avenir, intérieure, reformation personnelle dans la vérité du Bien, conquête de la liberté authentique. (Hude, 2018).


Bibliographie

Abbott, A. (1988). The system of professions: An essay on the division of expert labor. University of Chicago Press.

Capow, T. (1954). The sociology of work. Uniersity of Minnesota Press.

Comte-Sponville, A. (2001).  Petit traité des grandes vertus, Seuil, « La prudence ».

Davadie, Ph (2020). Le directeur sûreté, un personnage en quête de légitimité. Une analyse organisationnelle de la fonction sûreté. Thèse de doctorat.

Hude, H. (2018). La formation des décideurs. Méditations sur un humanisme qui vient. Mame.

https://www.consultingnewsline.com/Info/Vie%20du%20Conseil/Le%20Consultant%20du%20mois/Diane%20Vaughan.html

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